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La saison des témoignages

Il y avait quelque chose de profondément obscène — obscène au sens métaphysique — dans le bureau vitré de Nathan Kalmann, PDG de SynapseTech, start-up devenue empire en moins de neuf ans. Le verre donnait à voir absolument tout : le moindre geste de sa main, ses colères, ses rires ; mais aussi ses hésitations, ses anxiétés de quinquagénaire. Le verre rendait tout visible, et pourtant rien n’était réellement vu. Nathan avait toujours pensé qu’il menait sa vie de patron sans effraction morale : pas de maîtresse, pas de plaisanteries douteuses (du moins, pas trop), pas de gifles sur l’épaule, pas de mains baladeuses lors des soirées d’entreprise. Il se croyait — ah, naïveté masculine ! — du bon côté de la ligne. Mais un matin d’octobre, alors qu’il étudiait son rapport trimestriel, la DRH entra avec ce regard que seuls ceux qui ont vu un pendu reconnaissent. — Nathan… Une plainte a été déposée. Voilà comment commença la chute : sur une phrase au ton chirurgical, dans un bureau trop transp...

Les confessions de l'ombre

On parlait beaucoup, ce printemps-là, d’une agitation nouvelle dans les salons de la capitale : une sorte de vent purificateur qui soufflait sur les velours des fauteuils Empire, renversant d’un même souffle l’éventail et la réputation. C’était l’époque où les femmes — celles du monde comme celles qui n’avaient du monde que l’ombre — se levaient d’un seul cœur pour dénoncer ce qui jadis se murmurait en sourdine, entre la confiture de groseilles et les prières du soir. Dans l’hôtel de la marquise d’Aubry, le grand bal annuel venait d’être annoncé, mais l’on disait qu’il se teinterait des nouvelles rigueurs du siècle. La marquise, femme au sourire trop brûlé pour être pur, avait décidé d’en faire l’observatoire mondain de la vertu moderne. On danserait — mais avec distance ; on se sourirait — mais chastement ; on boirait — mais sans s’abandonner. Un programme digne d’une école de bonnes mœurs, si l’on n’y avait invité ce cher Vicomte de Savigny. Savigny, dont le nom seul provoquait un fr...

Le 11 novembre et la Croix

Chaque 11 novembre, la France se recueille, et pourtant, la mémoire demeure double. D’un côté, la Grande Guerre comme apothéose d’un patriotisme tragique, d’un sacrifice fondateur qui consacre la nation dans la douleur — la vision maurrassienne, classique, ordonnée, presque liturgique. De l’autre, la guerre comme abjection, effondrement, charnier cosmique — la vision célinienne, torrentielle, hallucinée, nihiliste. Entre ces deux pôles — le sanctuaire et la fosse — il existe peut-être une tentation de synthèse : une lecture catholique du désastre, où l’héroïsme et l’horreur cesseraient de s’opposer pour converger dans le mystère d’une rédemption invisible. Maurras, dans sa ferveur monarchique, voyait dans la guerre le dernier sursaut d’un ordre blessé. Il y lisait une liturgie du devoir, un retour de la France à elle-même, au prix de ses fils. Céline, lui, y voyait l’effondrement de toute forme, la révélation brutale de la folie universelle, la chute de l’homme dans la boue et le hurle...

L'incomplétude

C’était à Vienne, un hiver d’une clarté si froide qu’on aurait dit que le monde lui-même s’était figé dans une démonstration trop parfaite. Dans la petite chambre qu’il louait rue Währinger, Kurt s’asseyait chaque matin devant sa table nue, dont le bois portait les cicatrices d’un usage patient, presque liturgique. Il avait cette pâleur des êtres qui vivent davantage dans les idées que dans la lumière. Ses yeux, d’un gris attentif, ne cherchaient rien de ce que la vie ordinaire propose : ils guettaient l’ordre secret derrière le tumulte du réel. Il croyait — ou feignait de croire — que le monde pouvait se réduire à un enchaînement impeccable de symboles, comme un vitrail mathématique par où filtrerait la vérité. Le rêve d’un système parfait, où tout serait prouvé, justifié, clos sur lui-même comme un ciel sans fissure, le hantait comme d’autres sont hantés par Dieu. Mais plus il avançait dans les axiomes, plus il sentait, sous leurs fondations, une fatigue, une ombre : quelque chose qu...

Halloween ou la parodie des morts

Chaque année, à la fin d’octobre, la nuit se peuple de spectres de pacotille. Des citrouilles grimaçantes trônent sur les rebords des fenêtres, les enfants se parent de haillons et de faux sang, les adultes ricanent autour d’un folklore importé d’ailleurs et vidé de toute substance. Halloween, triomphe du divertissement sur le mystère, transforme la mort en mascarade. On célèbre la peur comme un jeu, le démon comme un personnage sympathique, et le cimetière devient un théâtre où se joue la comédie du macabre. Mais derrière ces grimaces, on entend un silence : celui de la Toussaint oubliée. Là où l’on ricanait autrefois dans les ténèbres, on priait jadis dans la lumière. Le 1er novembre, l’Église nous invitait à lever les yeux — non vers les abîmes, mais vers le ciel. La Toussaint n’était pas un commerce ni une farce : c’était la mémoire apaisée de ceux qui nous ont précédés, l’espérance tranquille d’une vie au-delà de la mort. Entre Halloween et la Toussaint, il y a plus qu’un simple d...

Barbey, lecteur de Maistre

Dans l’ombre de la Providence, Barbey d’Aurevilly fait passer la théologie de Joseph de Maistre dans la chair et le silence. Chez lui, la femme devient l’instrument du mystère, la victime expiatoire et le dernier miroir de la grâce. Là où Maistre voyait le bourreau, Barbey voit l’héroïne : le roman remplace le traité, mais la même ferveur tragique demeure. On s’étonne parfois de voir réunis, dans un même mouvement de pensée, Joseph de Maistre et Barbey d’Aurevilly. Le premier, écrivain théologique, prophète du châtiment divin et du retour du trône ; le second, romancier de la tentation, du péché, de la beauté coupable. Et pourtant, sous l’apparente distance des genres, la même intuition brûle : le monde est un mystère punitif, gouverné par une justice dont les voies ne se comprennent qu’à travers la souffrance. Maistre expose cette conviction dans les Soirées de Saint-Pétersbourg : « Tout crime est puni sur la terre, quelquefois dès le moment où il s’accomplit ; et la justice divine es...

L'Exil, roman (150)

Il me semble, en ces dernières heures, que le temps lui-même a cessé de se dérouler. Les jours ne s’écoulent plus ; ils restent suspendus dans la lumière glacée des steppes, comme les éclats d’un miroir brisé qui refusent de retomber. La neige se renouvelle sans cesse, mais toujours identique, et l’on croirait que la terre, lasse d’engendrer, s’est figée pour l’éternité. Je n’attends plus de message de Rome. Je sais que César a oublié mon nom, comme on oublie une pierre rejetée sur la rive. Et pourtant, dans cet oubli, je sens que quelque chose s’est accompli : je ne suis plus l’homme qu’il a condamné, mais un autre, dont il ne saura jamais l’existence. Car ce pays, hostile, sauvage, m’a donné plus que Rome ne m’avait jamais offert : la nudité du monde, la transparence de l’air, la vérité nue des visages. Et dans cette vérité, ma poésie a changé. Elle n’est plus plainte, mais substance. Elle n’est plus élégie, mais royaume. Hier encore, j’ai parlé, au bord du fleuve gelé. Les barbares ...