Les confessions de l'ombre



On parlait beaucoup, ce printemps-là, d’une agitation nouvelle dans les salons de la capitale : une sorte de vent purificateur qui soufflait sur les velours des fauteuils Empire, renversant d’un même souffle l’éventail et la réputation.
C’était l’époque où les femmes — celles du monde comme celles qui n’avaient du monde que l’ombre — se levaient d’un seul cœur pour dénoncer ce qui jadis se murmurait en sourdine, entre la confiture de groseilles et les prières du soir.

Dans l’hôtel de la marquise d’Aubry, le grand bal annuel venait d’être annoncé, mais l’on disait qu’il se teinterait des nouvelles rigueurs du siècle.
La marquise, femme au sourire trop brûlé pour être pur, avait décidé d’en faire l’observatoire mondain de la vertu moderne. On danserait — mais avec distance ; on se sourirait — mais chastement ; on boirait — mais sans s’abandonner. Un programme digne d’une école de bonnes mœurs, si l’on n’y avait invité ce cher Vicomte de Savigny.

Savigny, dont le nom seul provoquait un frémissement d’éventail !
Pour certains, il était l’incarnation même de l’élégance française ; pour d’autres, un séducteur d’une époque qui n’avait plus cours.
On le disait imprudent, trop prompt à se pencher sur les mains gantées, trop fervent dans les compliments, trop confiant dans sa propre légende.
Et pourtant — qui se souvenait d’un seul mal qu’il eût commis ?
Les rumeurs d’aujourd’hui ont l’art de faire passer les ombres pour des crimes.

Ce soir-là, entrant dans le salon incandescent, il aperçut une jeune femme qu’il ne connaissait pas. Elle se tenait à l’écart, comme une statue grecque exilée au milieu du brouhaha.
Quand leurs regards se croisèrent, il eut le pressentiment — ce frisson sourd que seuls les hommes en sursis ressentent — que cette apparition serait le nœud d’un drame.

Elle s’appelait Clélia de Mortefontaine.

Et déjà, autour d’eux, la rumeur aiguisait ses ongles.

L’affaire éclata trois jours plus tard, avec la violence d’un tonnerre tombant dans une boîte à musique.

Clélia de Mortefontaine avait parlé.

Dans une lettre qu’elle fit publier — on ne sait trop comment, ni par quelle main habilement intéressée — elle accusait le vicomte d’avoir, lors du bal, « osé un geste inconvenant qui blessait son honneur ». Les mots étaient chastes et cinglants, comme une gifle donnée par une religieuse.

Savigny tomba des nues.
Il consulta sa mémoire avec l’innocence un peu hautaine de ceux qui n’ont jamais cru possible d’être coupables.
Oui, il lui avait parlé. Oui, il avait effleuré son bras — comme tous les hommes de son monde le faisaient depuis les Valois. Était-ce donc là un crime ?

Mais le siècle avait changé.
La justice ne se faisait plus dans les tribunaux, mais dans ce nouvel amphithéâtre sans murs où chaque phrase, une fois lâchée, devenait flamme.
Les journaux, les cercles, les salons — jusqu’aux petites boutiques de modistes — tout se mit à bruisser de l’histoire de Clélia.

On parlait de la « détresse » de la jeune femme, de sa « courageuse prise de parole ».
Les dames la plaignaient, les hommes l’admiraient, et les poètes commençaient déjà à broder autour d’elle une auréole de martyr moderne.

On ne parlait presque plus du vicomte.
Quand on le faisait, c’était avec un sourire pincé :
— Il avait toujours été trop sûr de lui…
— Un libertin, vous savez bien…
— Cela devait arriver ; la Providence finit toujours par rattraper les vanités du siècle.

Le pauvre Savigny se retrouva seul, véritable naufragé d’une tempête qu’il n’avait pas même vue naître.

Il chercha Clélia.
Il la trouva dans une petite chapelle abandonnée où elle venait, disait-on, déposer les poids de son âme.

Quand il s’approcha, elle leva des yeux où brûlait une flamme que la piété ne justifiait pas.

— Mademoiselle, dit-il, pourquoi ?
— Parce qu’il fallait que quelqu’un parle, répondit-elle avec une douceur mortelle.
— Parler de quoi ?
— De tout. De tous. Et vous, vicomte… vous êtes un symbole commode.

Le vicomte comprit alors que sa faute n’était pas dans un geste, mais dans un rôle : il incarnait un monde qu’elle voulait abattre.

Les hommes, parfois, ne sont condamnés que pour être tombés à l’heure où l’on devait instruire un procès général.

Les jours passèrent.
Le nom du vicomte de Savigny se flétrit comme une rose oubliée dans un livre trop lourd.
On ne l’invita plus ; on ne salua plus son passage ; on ne lui laissa même pas la consolation d’un scandale brillant.
Il devint un silence qu’on contourne.

Clélia, elle, grandissait.
On la voyait dans des conférences, dans des salons réformés, dans des journaux où elle posait, l’air grave et lumineux, comme une madone d’un nouveau culte moral.

Pourtant — ceux qui ont vraiment le regard perçant virent bien que quelque chose, en elle, se consumait.
Elle avait obtenu justice, certes ; mais les victoires trop parfaites laissent dans les cœurs une saveur métallique.

Un soir, la marquise d’Aubry, dont le flair mondain était celui d’un vautour vêtu de dentelle, invita Clélia dans son salon renouvelé.
La marquise avait déjà pardonné à la jeune accusatrice, mais non au vicomte :
— Les femmes, ma chère, doivent toujours soutenir celles qui parlent… mais cela vous coûtera cher, vous verrez. Le monde aime les victimes, mais il déteste les instruments.

Ce fut quelques semaines plus tard que l’on apprit la fuite du vicomte.
Il partit pour l’Angleterre — pays où les réputations tombées trouvent un exil chic — laissant derrière lui ses souvenirs, ses lettres, et peut-être une part de son âme.

Clélia reçut la nouvelle comme on reçoit la chute d’un tableau que l’on avait accroché soi-même : un frisson, puis le silence.

Elle savait — car les consciences féminines ont parfois des lucides cruautés — que le vicomte n’était ni un monstre, ni un martyr.
Il était seulement l’ombre que son propre siècle avait décidé de sacrifier.

Et tandis qu’elle s’en retournait, seule, dans la ruelle où passait un vent âpre, elle murmura ces mots que nul ne put entendre :

— Ce n’était pas lui que je jugeais… mais nous tous.

Ainsi se terminait cette affaire dont la capitale parlerait encore, comme elle parle de tout ce qui échauffe ses nerfs et occupe ses soirées.

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