La revenante

On était au début des années 2020. La soirée suivait son cours dans ce restaurant huppé du 6e arrondissement de Paris. La comédie sociale commençait à lasser Charles. Il travaillait dans l'édition depuis presque 10 ans. Après des études brillantes, il était entré dans le premier groupe européen. Il y avait rencontré Hélène qu'il avait épousée par la suite. Parfois, il se demandait si cette existence parfaite était normale. Il aurait certainement bientôt des enfants, qui à leur tour, à n'en pas douter auraient une vie facile, c'est à dire profondément ennuyeuse.

Il regardait Hélène terminer son dessert : une belle femme blonde assurément, cultivée, de bonne famille, une belle personne certainement. Pourtant il n'avait jamais réellement ressenti de l'amour pour elle. Disons qu'elle ressemblait à l'image qu'il avait d'une bonne épouse. Il n'avait jamais réellement su si elle avait éprouvé des sentiments pour lui. Parfois, on fait les choses mécaniquement et les jours passent, monotones.

Pourtant, tout semblait bizarre depuis le début de cette soirée. Les attitudes obséquieuses des serveurs, l'attitude glaciale d'Hélène, le profond ennui qui suintait des murs. Les sourires étaient forcés. Rien ne semblait spontané. Il prétexta une violente migraine pour écourter le massacre. Décidément le bonheur ne passerait pas par leur couple.

Ils sortirent du restaurant et Charles respira à nouveau. Le travail, les futurs enfants à produire, le long tracé laborieux de sa carrière prévisible s'éloignaient peu à peu.  Seul le présent subsistait, un présent massif et accueillant en ce début d'année.  C'est alors qu'il la vit. Ce fut un choc comme si son cerveau et son cœur à la fois allaient exploser. Il la reconnut tout de suite. C'était Claire, son premier amour. Son seul véritable amour. Il replongea alors dans ses années lycée, ces années qu'on ne quitte jamais vraiment finalement. Elle attendait devant la porte d'un hôtel particulier. Que faisait-elle ici ? Hélène le regarda, interloquée, elle sentit son trouble. Il s'arrêta devant la jeune femme :

"Claire, après toutes ces années !"

La jeune femme brune ne le reconnut pas et parut surprise voire agacée. Hélène en profita :

"Que te prend-il ? C'est ta nouvelle technique de drague ? Une gamine de 20 ans en plus", comme si Hélène en avait 60, alors qu'elle avait exactement son âge.

Charles regarda la jeune femme quelques secondes :

"Pardon Mademoiselle, je vous ai pris pour une autre..."

"De mieux en mieux..." s'exclama Hélène...

Ils appelèrent alors un taxi pour rentrer dans leur maison des Yvelines.

"Tu la connais ? questionna Hélène.
- Non, répondit Charles, je l'ai prise pour une autre.
- Une gamine de 20 ans, répéta Hélène, tu croises des gamines de 20 ans maintenant ?"

Décidément la soirée serait un calvaire total. Cette nuit là, il eut du mal à dormir. Demain Hélène devait repartir travailler à Londres pour développer les activités anglaises du groupe. Le train était à 6h30. Elle arriverait à 9h dans la capitale anglaise. Ne trouvant point le sommeil, il déambula dans la grande maison,  dans le salon, dans la cuisine, dans la future chambre pour les enfants qu'il aurait hélas avec Hélène. Il prit conscience du vide absolu de sa vie, de son absence total de sens, il courut alors se réfugier dans le sommeil. Parfois il ne faut pas se poser trop de questions. Il sursauta en pleine nuit, vers 3h30 du matin : c'était sûr, c'était Claire qu'il avait vue tout à l'heure, ce ne pouvait être qu'elle. Mais pourquoi était-elle si jeune ? Ça ne collait pas. Pourquoi le temps l'aurait-il épargnée ? Il décida de mener son enquête le lendemain.

Le jour se levait. Hélène avait déjà pris son train pour Londres. Il était attendu à son bureau. Prétextant une rencontre avec un auteur dans un café, il sortit et se rendit devant l'hôtel particulier où il crut apercevoir Claire la veille. La rue était vide. Sans y croire, il frappa à la porte de l'imposant immeuble. Personne ne répondit. Il poussa la porte qui, à sa grande surprise, était ouverte. Il entra sous la porte cochère. Des boîtes aux lettres atttendaient leurs missives sur la droite. Il regarda les différents noms et eut le souffle coupé en arrivant à la boîte de l'appartement 9. "Claire B. , 5e étage ". Il se sentit défaillir. Tout cela n'avait aucun sens. Claire habitait donc bien ici.

Il monta les escaliers et ne croisa aucun concierge. Tout l'immeuble semblait vide depuis des années, sauf ce fameux appartement 9. Il arriva sur le palier, entendit de la musique classique provenir de l'appartement. Il décida de monter encore un étage et d'attendre. Il espionnait d'en haut le palier de l'appartement 9. Il attendit pendant presque une heure. Soudain la musique s'arrêta. La porte s'ouvrit. Il faillit pousser un cri d'horreur. La jeune femme brune qu'il avait vue hier sortit doucement de l'appartement, en prenant le temps de se recoiffer.  Il fut pris d'un tremblement incontrôlable : c'était bien Claire. La journée prenait une tournure proprement effrayante.

Il décida de suivre la jeune femme discrètement. Arrivée dehors, elle s'engagea dans une rue adjacente plus passagère et entra dans un café. Charles entra à son tour. La jeune femme sortit alors de son sac un carnet et commença à écrire. Il mourrait d'envie de lui adresser la parole. Elle ne le reconnaissait toujours pas. Elle croisa son regard furtivement comme s'il s'agissait d'un complet étranger. Blessé par son indifférence, Charles rentra à son bureau.

La journée fut longue, périlleuse. Les rapports d'activité, les derniers chiffres de l'entreprise n'avaient plus aucune importance pour Charles. Seul le magnifique visage de Claire l'hypnotisait. Il rentra chez lui esseulé quand Hélène le convoqua pour une visio. Elle était seule pour cet échange numérique impromptu mais tenait à utiliser les logiciels du travail. Le développement du groupe au Royaume-Uni était prometteur, le prix du livre n'était pas regulé là bas. Elle évoqua la mise au point d'une IA qui rédigerait désormais les livres à la place des auteurs en fonction du profil marketing des clients. Des succès fascinants s'annonçaient à foison. D'ailleurs le groupe venait d'entrer en bourse. "Et au fait, je suis enceinte..." conclut-elle. Charles eut du mal à cacher son désappointement voire sa nausée. Il fit mine de l'embrasser et éteignit l'ordinateur.

La nuit se faisait plus sombre encore.

Le lendemain, il retrouva Claire au même café, à la même heure. Elle écrivait. Cette fois-ci il l'aborda :

"Je vois que vous aimez écrire, permettez-moi, je suis éditeur..."

D'abord interloquée la jeune Claire éclata de rire.

"Vous faites toujours ça ? Avec vos techniques de drague des années 1980..."

Sur le coup il la détesta franchement, elle n'avait pas tort mais il était curieux.

"Qu'ecrivez-vous comme ceci ?" lui demanda-t-il.

"Parce que vous continuez en plus ?" cingla-t-elle. "J'écris l'histoire d'un trentenaire installé dans la vie qui retrouve son amour de jeunesse ".

Alors là, elle se paie ma tête se dit-il.
"Enfin Claire tu vas cesser cette comédie ?"

Elle éclata d'un rire proprement diabolique et séduisant.

"On se connaît dit elle ?"

"Claire B., le lycée Fénelon et Normale Sup, non ça ne te dit rien ?"

À peine eut-il prononcé ces paroles, il prit conscience qu'il s'adressait à une femme qui avait 10 ans de moins que lui. Elle lui montra sa carte d'identité : Claire B., née en janvier 2000.... La Claire qu'il avait connue était née dix ans auparavant. Le brouillard se fit dans son esprit. La jeune Claire le regardait avec un sourire cruel. Il ne chercha pas à comprendre.

"Soit... poursuivit-il. Vous écrivez depuis longtemps ?
- Depuis que j'ai 6 ans, mes parents sont morts quand j'avais 2 ans. J'ai été élevée par ma grand-mère qui vient de mourir...
- Désolé, je ne voulais pas...
- Je suis rentière si vous préférez. Je cherche à écrire le meilleur roman jamais publié...
- Ah vous parlez de qualité littéraire, ça n'a plus vraiment d'importance, des gens comme moi ont décidé de la tuer il y a quelques années. Les funérailles du style et du goût ne sont pas encore officielles...


Ce type est vraiment fou pensa-t-elle.
Il l'amena à son bureau, lui parla de contrat d'édition, lut quelques pages de la jeune Claire. Elle avait du talent, indiscutablement, mais sa prose était invendable de nos jours, trop ouvragée, trop déstabilisante. 

"Ce n'est pas nouveau dit-il, dans l'immense hall à verrière du siège du groupe. La littérature a toujours été de l'industrie".

Tout semblait facile, fluide. Fascinée, la jeune Claire lui fit alors un rentre dedans particulièrement gênant. En cela elle se différenciait de la Claire qu'il avait connue dans sa jeunesse.

Il la raccompagna à son hôtel particulier. Elle insista pour qu'il monte chez elle. "Cette petite arriviste veut vraiment être publiée pensa-t il". Ce qu'il découvrit dans l'appartement le terrifia. Des milliers de livres jonchaient les sols et les murs. Ce décor n'avait aucun sens. Une fois la porte refermée, le visage de la jeune Claire changea. La petite allumeuse s'était transformée en petit animal timide. Il retrouva alors la vraie Claire. C'était bien elle à n'en pas douter. Quelle était donc cette sorcellerie ? Elle commença à se déshabiller : Charles s'était assis pour contempler ce spectacle. Son corps, son odeur : c'était bien la Claire qu'il avait connue. La lumière s'éteignit, seule la puissante pleine Lune les éclairait désormais. Elle s'approcha de lui nue telle un démon attendrissant. Leurs corps s'unirent longuement sans que le Temps ne semblait passer. Il crut mourir lorsqu'elle lui sussura à l'oreille : "Je reviens te hanter". À ces mots, d'une façon inexplicable, le jour se fit dans la pièce. La jeune Claire avait disparu. Charles sortit sonné et téléphona à Hélène :

"Rappelle moi, j'ai vu quelque chose d'horrible "

Il était en nage tandis que la neige commençait à tomber en ce début janvier. Était il fou ? Il se rappelait la séparation avec Claire, cette relation passionnelle impossible qu'il mettait sur le dos de l'immaturité. Elle avait refait sa vie depuis. Tout était réglé, sauf son amour pour elle...

Il retourna au café et posa quelques questions au gérant. L'hôtel particulier était inhabité, il en était sûr, d'ailleurs un avis de démolition était publié. L'immeuble était bel et bien désert selon le cafetier

"Seulement..."
"Quoi ?", fit Charles...
"Je vois parfois comme des bougies allumées au 5e étage... Des squatters certainement..."

Charles commença à suer à grosses gouttes. Que se passait il ? Le sol se dérobait sous lui. Il prit le journal pour se changer les idées. Arrivé page 8, il prit un véritable coup de poignard dans le cœur. "Messe en l'honneur de Claire B., universitaire, suicidée il y a un an".

C'est comme si la foudre venait de lui tomber dessus. Claire morte... Un monde s'effondrait. Il quitta précipitamment le café et courut dans les rues avoisinantes. Il s'aperçut qu'Helene avait voulu l'appeler 3 fois. Qu'à cela ne tienne. Il voulait en avoir le cœur net. Il décida de revenir à l'hotel particulier. Il entra dans l'appartement 9. Les milliers de livres avaient disparu. Il faisait nuit désormais et nulle lune pour éclairer. Tout etait vidé. Les portes du petit balcon étaient ouvertes. Une table sur laquelle était déposé un carnet y attendait Charles. C'était le journal de Claire. Il pouvait y lire le regret de ses années d'étude, la crainte que Charles ne le rejette, son immense solitude. Il sentit que son existence était aussi vide que ce lieu. Il voulut partir lorsqu'il entendit un bruit atroce. Il se retourna. La jeune Claire, rayonnante comme transfigurée lévitait dans le salon et s'approchait de lui à toute vitesse. Effrayé, il recula, vacilla et chuta du haut du 5e étage. Un mendiant retrouva son corps sans vie au petit matin.

La messe en l'honneur de Claire rassemblait d'anciens camarades de promotion de Charles.

"Tu as vu dans le journal de ce matin, dit l'un, Charles T. est mort.
- Pas possible, pile un an après la mort de Claire B., c'est à peine croyable.
- Oui, ces deux là ne se sont jamais remis de leur rencontre maudite et sacrée.
- En effet, ils étaient comme deux droites parallèles, destinés à vivre l'un à côté de l'autre sans jamais se rencontrer.
- Oui, c'est bien là une obscure géométrie des sentiments "


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