L'Exil, roman (27)



La nuit s’étendait sur la steppe, vaste et silencieuse. Autour du feu, les ombres dansaient sur les visages des guerriers endormis. Seuls le roi Rhematelces et Ovide veillaient encore, drapés dans leurs manteaux épais. Loin des fastes de Rome, loin des tumultes de la guerre, un autre combat se jouait : celui des idées.

Rhematelces brisa le silence, son regard perdu dans le scintillement des astres.

— Les Grecs disent que l’âme est un oiseau captif dans la cage du corps, et que la mort est un envol vers la lumière. C’est aussi ce que croient tes philosophes, n’est-ce pas ? L’Orphisme enseigne que nous sommes des exilés, égarés dans cette enveloppe de chair, et que nous devons nous purifier pour retrouver notre essence divine.

Ovide esquissa un sourire mélancolique.

— Peut-être. Orphée lui-même, dans ses chants, pleurait l’imperfection de ce monde. Mais vois-tu, roi, ce que je crains dans ces doctrines, c’est leur mépris de la beauté terrestre. Si tout ici-bas n’est qu’un fardeau, pourquoi chanter, pourquoi aimer, pourquoi écrire ? Si la vie n’est qu’une prison, pourquoi orner ses murs de poésie ?

Le roi hocha la tête, songeur.

— Tu es fils d’une cité qui célèbre les formes et les plaisirs. Rome sculpte le marbre et dompte les fleuves. Nous, Gètes, voyons autrement. Nous croyons, comme les Pythagoriciens, que l’ordre du monde est un grand nombre sacré, une harmonie que l’homme doit respecter. Mais cette harmonie n’est pas celle des statues figées : elle est dans le galop d’un cheval, dans le cri du vent, dans le battement du cœur avant le combat.

Ovide leva les yeux vers la lune, pleine et éclatante.

— Et pourtant, Pythagore lui-même rejetait les sacrifices sanglants, prônant l’abstinence et la pureté. Il parlait d’une musique céleste, d’une mélodie secrète que seuls les sages pouvaient entendre. Toi qui vis au rythme des batailles, peux-tu croire en un monde où la guerre serait un dissonance à bannir ?

Le regard du roi s’assombrit, mais un éclat de défi s’y alluma.

— La guerre est une note de ce chant universel, même si elle semble brutale aux oreilles des cités policées. Penses-tu que le tonnerre soit une erreur de la nature ? Que l’éclair doive être dompté ? Les dieux eux-mêmes combattent. Si nous ne luttions pas, nous serions emportés comme les feuilles mortes dans le vent.

Ovide soupira, traçant des cercles dans la poussière du bout des doigts.

— Alors, pour toi, l’homme est voué à être un guerrier, et moi, un poète, suis condamné à l’errance ?

Le roi sourit, mais son sourire était grave.

— Peut-être es-tu plus proche de nous que tu ne le crois, Romain. Orphée lui-même, après tout, n’était-il pas un exilé ?

Un frisson parcourut Ovide. Il comprenait. Loin de Rome, face à ces hommes qui n’avaient pas peur de la mort, il entrevoyait une autre sagesse : celle du courage face à l’inéluctable. Mais pouvait-il l’accepter ?

Dans la nuit noire, seul le feu leur répondait, crépitant comme une lyre invisible.


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