L'Exil, roman (32)
Dans la nuit lourde, la steppe respire. Un souffle profond, animal, monte du sol comme une mémoire ensevelie. Ovide suit les hommes en silence. Ils avancent sans un mot, pieds nus sur la terre gelée, drapés de peaux épaisses où le sang d’anciennes chasses dessine des constellations effacées.
Le poète n’a pas été invité. Il s’est glissé dans l’ombre, curieux et tremblant, happé par cette procession nocturne. Un murmure l’a conduit là, une rumeur basse comme un vers inachevé. « Viens voir ce que Rome n’a jamais vu. »
Les torches balafrent l’obscurité d’éclats incandescents. Une odeur plane, lourde et grasse, mélange de suie et de sueur. Plus loin, un cercle de pierres noircies cerne un brasier malingre. À ses pieds, une forme agenouillée.
Un homme.
Ses mains sont liées, sa nuque ploie comme une tige trop lourde de fruit. Ovide distingue les traits sculptés par la peur, les yeux grands ouverts vers quelque chose que lui seul semble voir. Les autres se sont disposés en cercle, silencieux, impassibles. Ils ne prient pas, ils attendent.
Un vieil homme s’avance. Sa voix s’élève, gutturale, étrangère, une langue taillée dans les os d’un autre temps. Ses bras se lèvent, sa peau tannée par l’âge et le vent se tend comme une carte muette, marquée de signes que le poète ne sait pas lire.
Ovide voudrait comprendre. Mais les mots ici ne sont pas faits pour être compris. Ils sont faits pour être subis.
Le condamné pousse un cri bref lorsque la main du prêtre s’abat sur son crâne. Pas de révolte. Seulement l’inéluctable.
Un couteau brille, danse une seconde dans l’air nocturne. Puis le geste. Net. Rouge. Irréversible.
Le sang fume au contact du froid. Une vapeur monte, légère, presque belle dans son ascension muette.
Les hommes ne détournent pas le regard. Ovide, si. Juste une seconde.
Juste assez pour sentir la nausée gonfler dans sa gorge.
Ils brûlent le corps.
Pas comme un Romain brûle ses morts, dans la dignité et la mémoire. Ici, c’est une offrande. Ici, la chair parle encore dans les flammes, crépite, gémit sous la morsure des cendres.
Les hommes psalmodient, frappent la terre du talon en un rythme lent. Ovide ferme les yeux. Il voudrait ne rien voir, ne rien entendre. Mais la poésie est une malédiction. Tout s’imprime en lui, s’enracine dans sa chair, dans sa mémoire, comme un poème qu’on ne peut oublier.
Quand il ouvre les yeux, un des hommes le fixe.
Un sourire effleure ses lèvres fendues par le froid.
— Toi aussi, Romain, tu brûleras.