L'Exil, roman (33)
La mer Noire s’étend devant lui comme une plaie ouverte, une peau lisse et froide où le ciel vient se refléter sans éclat. Ovide connaît chaque nuance de cette étendue mouvante, chaque caprice du vent, chaque ombre qui danse à la surface. Et pourtant, ce matin-là, quelque chose a changé.
Là, à l’horizon, flotte une île qui n’existait pas hier.
Elle est là, et elle n’a pas lieu d’être.
Ovide cligne des yeux, recule d’un pas. L’île demeure, insaisissable et pourtant massive, comme un souvenir réapparu après des années d’oubli. Il interroge les pêcheurs, les nomades, les vieillards aux lèvres fendues par le sel. Personne ne l’a jamais vue. Personne ne la voit.
— Ce n’est qu’un mirage, Romain. Une illusion de l’exil.
Mais lui sait. Ce n’est pas un mirage. C’est autre chose.
Obsédé, il convainc un pêcheur de l’emmener. La barque fend les eaux épaisses. À mesure qu’ils approchent, le vent tombe, le monde s’éteint. Pas un cri d’oiseau, pas un clapotis. Même le ressac se tait. Ovide sent quelque chose se resserrer autour de lui, un étau invisible, une attente fébrile.
Puis, ils accostent.
Le sable sous ses pieds est tiède, trop tiède. Devant lui, des rues désertes, des colonnes brisées, des places où résonne un silence trop plein, un silence qui porte en lui mille voix éteintes.
Ovide avance. L’île lui est étrangère. Mais il la reconnaît.
Rome.
Ou plutôt, l’ombre de Rome.
Les temples sont là, mais leurs frontons se sont effondrés. Les statues de marbre pleurent une eau noire, qui coule en veines froides sur leurs joues pétrifiées. Le Forum s’étend, immense et vide, et sous les arcades brisées se cachent des formes indistinctes, immobiles, figées comme des dieux oubliés.
Une rumeur s’élève. Pas une voix, pas un souffle humain, mais un bruissement, comme des pages qui se tournent seules, quelque part dans les entrailles du temps.
Il marche. Chaque pas l’enfonce un peu plus dans cette Rome spectrale, où les ombres s’accrochent à ses pas. Dans une rue étroite, il croise une silhouette. Elle lui ressemble. Mêmes traits, même regard perdu. L’homme ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Son visage se brouille, se dissout comme une encre jetée dans l’eau.
Ovide chancelle. Sur les murs des maisons, il voit des vers gravés à même la pierre, des fragments qu’il reconnaît. Ses propres mots. Ses poèmes, inscrits ici comme les traces d’un passage oublié.
C’est alors qu’il comprend.
Ce lieu n’est pas Rome.
C’est ce qu’il reste de Rome en lui.
Un lieu né de l’exil, de la nostalgie, de la perte. Une Rome qui n’existe que dans ses souvenirs, et qui, lentement, s’efface.
Les colonnes tremblent. L’île s’effrite. L’air devient plus lourd, plus épais. Il tente de courir, mais le sol se dérobe sous lui, les rues s’effondrent, les statues fondent en flaques d’ombre. L’île n’a jamais existé. L’île s’efface avec lui.
Il se réveille sur la barque, trempé de sueur.
— Tu as rêvé, Romain.
Le pêcheur rame, imperturbable.
Ovide se tourne. L’île a disparu. L’horizon est vide.
Mais sous ses ongles, incrustés dans sa peau, il reste des grains de sable tiède.