L'Exil, roman (35)
La nuit est un linceul d’encre. Une brume lourde s’étale sur la mer, avale les contours du monde, étouffe les torches vacillantes des pêcheurs attardés. Ovide, lui, reste sur la grève. Il ne dort plus depuis longtemps. L’insomnie est devenue une seconde peau, un silence qui le ronge de l’intérieur.
Ce soir-là, il lève les yeux et les voit.
Une procession.
Des silhouettes avancent sur la plage, lentes, silencieuses, égrainant des ombres sur le sable noir. Elles ne laissent pas de traces derrière elles. Pas d’empreintes, pas de poids. Comme si elles ne touchaient pas vraiment la terre.
Elles marchent vers la mer.
Ovide se fige. Son souffle se brise dans sa gorge. Les formes sont floues, leurs visages indistincts, mais il sent une familiarité insidieuse s’enrouler autour de lui. Il connaît ces gens.
Il ose un pas en avant. Puis un autre.
Un vent inexistant glisse contre sa peau. Il frissonne.
Alors, il reconnaît le premier visage.
C’est Macer, son ami d’enfance. Il se souvient de ses éclats de rire sous les portiques de Rome, de ses vers scandés dans des banquets enflammés. Mais Macer est mort depuis des années.
Derrière lui, il voit Properce, le poète, le frère d’âme. Puis Tibulle, le doux, le mélancolique.
Ses pairs. Ses compagnons de rimes et de nuits déchirées.
Ils marchent sans le voir.
Ovide veut crier, les appeler. Mais sa gorge est nouée. Les noms ne franchissent pas ses lèvres.
Puis il distingue d’autres visages.
Sa mère, aux yeux bordés de fatigue, ceux d’une femme qui a trop attendu. Son père, droit comme un pilier, le regard grave.
Ils avancent, eux aussi. Indifférents. Oubliés.
Rome marche vers la mer.
Ovide court.
Il traverse la plage, trébuche, s’accroche à l’air comme un noyé. Il veut les toucher, leur dire qu’il est là, qu’il se souvient d’eux, qu’ils ne sont pas que des ombres.
Mais à chaque pas, ils s’éloignent.
Les premiers ont déjà atteint l’eau. Elle ne les arrête pas. Elle les engloutit sans une ride, sans un frisson. Ils avancent, et la mer les prend, lentement, docilement, comme une mère retrouvant ses enfants.
Ovide tend une main.
— Attendez !
Pas un regard. Pas un cri. Seulement le bruissement de l’eau qui avale leur passage.
Bientôt, il ne reste plus rien.
Au matin, la plage est vide.
Le soleil émerge, pâle, lavé par la nuit. Ovide regarde autour de lui, cherche une trace, une preuve qu’il n’a pas rêvé.
Puis il l’aperçoit.
Une inscription, gravée dans le sable, là où la mer a reculé. Des mots tracés à la hâte, une phrase brisée par les vagues.
"Nous aussi, nous avons été oubliés."
Ovide recule. Ses jambes tremblent.
Puis une vague monte. Efface tout.
Comme si rien n’avait jamais existé.
Comme si la mémoire elle-même pouvait se dissoudre.