L'Exil, roman (37)
La première fois qu’il le vit, ce ne fut qu’un éclat d’ombre sur la neige. Une tache mouvante, un nœud d’obscur dans le grand silence blanc. Un corbeau blessé, l’aile tordue comme une lettre mal pliée.
Ovide s’agenouilla. L’oiseau le fixa d’un œil de suie. Une pupille ronde comme une larme de nuit, creusée au fond du crâne d’ébène. Il battit faiblement des ailes, griffa la terre gelée. Ovide, dans un élan qu’il ne comprit pas lui-même, tendit la main et le prit contre sa poitrine. Un frisson. Une caresse de plume sur sa joue, comme une phrase effacée.
Il le soigna. Avec des bandelettes de lin, il enroula l’aile brisée, murmura des mots en latin, des mots qu’on dit aux âmes perdues. Chaque soir, l’oiseau le regardait écrire, perché sur un morceau de bois flotté. Il ne croassait pas. Ne mangeait qu’au crépuscule. Un compagnon d’exil, une ombre supplémentaire.
Puis vinrent les rêves.
Dans la nuit d’encre, Ovide s’aperçut marchant sur un rivage inversé : la mer en haut, le ciel en bas. Ses pas laissaient des empreintes dans les étoiles. Et sur son épaule, le corbeau parlait. Non pas en cris rauques, mais en vers. En hexamètres parfaits, plus limpides que tout ce qu’il avait jamais écrit.
— « Regarde-moi et vois ton avenir. Écoute-moi et oublie-toi. »
Au matin, il se réveilla, l’odeur de sel encore sur les lèvres. L’oiseau le fixait, immobile, les ailes repliées comme un vieux parchemin.
La nuit suivante, il rêva encore. Cette fois, il vit Rome en ruines, mais dans le ciel, non pas le soleil, mais une immense bouche sculptée dans les nuages, récitant à l’infini son propre nom : Publius Ovidius Naso. Il tenta de fuir, mais chaque rue le ramenait à son propre tombeau. Un tombeau vide.
— « Regarde-moi et vois ton néant. Écoute-moi et deviens mon chant. »
Ovide se réveilla en sursaut. Le corbeau était perché sur sa poitrine, le bec à quelques centimètres de sa bouche. Un frisson le traversa. Il comprit que ce n’était pas un simple oiseau.
Chaque nuit, le rituel recommença. Il apprit à redouter le sommeil autant qu’il le désirait. Car dans ces visions, il retrouvait ses poèmes perdus, ses vers oubliés. Mais il en ressortait plus vide, comme si l’oiseau les lui arrachait doucement, un par un, jusqu’à ne laisser qu’une coquille creuse.
Un soir, il se réveilla en sursaut, le cœur cognant. Le corbeau n’était plus là.
Il se leva, sortit dans le froid. Au loin, sur une branche nue, l’oiseau noir l’attendait. Il ouvrit les ailes, guéri. Puis il chanta.
Un chant terrible, un chant dont chaque note ouvrait des fissures dans le silence du monde. Les étoiles tremblèrent. L’eau du Pont-Euxin reflua comme une encre effacée.
Et Ovide sut.
Il savait que ce chant était son dernier poème. Qu’il ne lui appartenait plus. Que l’oiseau le portait ailleurs, loin de lui, loin de Tomis, loin du temps. Il se sentit creux, transparent. Comme si quelqu’un d’autre avait écrit sa vie à sa place, et qu’il ne restait plus que l’oubli.
Le corbeau s’envola.
Le ciel était blanc. L’encre s’était tarie.