L'Exil, roman (38)



Le vent s’était levé d’un coup, soulevant les voiles blêmes de l’hiver. La mer, noire comme l’encre renversée d’un dieu distrait, roulait ses vagues lourdes contre les ruines. Ovide avançait lentement, sa torche tremblante dans la gorge de pierre d’un temple oublié. Il ne savait plus qui l’avait mené là. Un songe, un murmure, une promesse.

Un seuil. Une arche effondrée. Derrière, un escalier dérobé s’enfonçait dans la terre comme une phrase inachevée.

Il descendit.

Sous la pierre, un silence épais dormait, ponctué seulement par le grattement discret des ombres. Un vaste espace s’ouvrait devant lui, une bibliothèque impossible, creusée dans le ventre du monde. Des étagères y montaient haut, perdues dans une brume dorée. Aucun feu, et pourtant une lumière douce, diffuse, glissait sur les rouleaux de parchemins serrés comme des dormeurs.

Ovide avança.

Ses doigts frôlèrent un volume au hasard. Dès qu’il le toucha, il sentit une brûlure légère, une morsure de froid. Il déroula le manuscrit. Des mots apparurent, tracés d’une encre trop noire, comme fraîche. Il lut.

C’était son écriture.

Ses mots.

Un poème qu’il n’avait jamais écrit.

Et pourtant, il se reconnut dans chaque syllabe. Une élégie inédite, parfaite, qu’aucune main n’avait encore tracée. Son propre chant, mais volé au futur.

Un souffle derrière lui.

Il se retourna brusquement. Rien. Juste la bibliothèque qui semblait respirer, ses volumes oscillant doucement, comme s’ils l’observaient.

Il saisit un autre parchemin, le déroula.

Cette fois, il vit Rome. Mais pas celle qu’il avait quittée. Une Rome de cendres et de silence, où les statues pleuraient des larmes d’encre. Dans ce texte, il lisait sa propre fin. Une fièvre, une solitude croissante, une disparition si discrète que même son nom finirait par s’effacer des lèvres des hommes.

Il en prit un troisième. Sa main tremblait.

Et ce qu’il lut le foudroya.

Le texte changeait sous ses yeux. Chaque lettre ondulait, se recomposait, comme une eau troublée par un souffle invisible. Son avenir n’était pas fixé. Chaque lecture le réécrivait.

Il voulut s’enfuir.

Mais les parchemins commencèrent à bruisser doucement. Une voix s’éleva, un chœur sans timbre, mille bouches murmurant à l’unisson :

— « Lis encore, Ovide. Lis, et deviens ce que nous écrivons. »

Il lâcha le rouleau, recula.

Un dernier regard vers cette bibliothèque hantée.

Puis il courut, sans se retourner, sans souffler, sentant derrière lui le bruissement des pages qui tentaient encore de l’appeler.

Quand il revint à la surface, la mer avait changé. Elle semblait plus lourde, plus grise. Comme si, en lisant son propre destin, il l’avait chargée d’un poids inconnu.

Et il comprit : il ne devait plus jamais écrire.

Car chaque mot qu’il poserait désormais sur le parchemin ne serait peut-être pas le sien… mais celui qu’une ombre, là-bas, dans les profondeurs, lui soufflerait en silence.


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