L'Exil, roman (39)
Un vent brûlant balayait les ruelles de Tomis. Les ombres des toits s’étiraient sur les murs comme des écritures effacées. Ovide marchait lentement, sentant sous ses pas la poussière et les éclats de coquillages broyés.
Ce fut ce jour-là qu’il rencontra l’homme au crâne rasé.
Un devin. Un prêtre sans temple, sans autel. Seulement un manteau de peau cousu de dents animales et une voix qui portait l’odeur des âges.
— « Tu es celui qui écrit. »
Ovide ne répondit pas.
L’homme approcha. Son regard était la couleur des cendres.
— « Tes mots ne t’appartiennent plus. »
Le poète sourit. Un sourire amer. Il n’avait jamais cru aux malédictions, seulement aux destins contrariés.
— « Un poème est une tempête. Un mot est une blessure. Ne les sème pas sans savoir où ils tombent. »
Puis il tendit un miroir d’obsidienne. Ovide s’y pencha et vit… du vide.
Un gouffre.
Un ciel sans étoile, où ses vers dansaient comme des phalènes brûlées.
La voix du devin s’éleva, rauque, saccadée :
— « Écris. Mais sache ceci : chaque mot jeté dans le monde reviendra. Chaque vers que tu sculptes deviendra chair. Chaque image s’incarnera. Mais pas comme tu le veux. »
Ovide ne répondit pas. Il recula.
Et cette nuit-là, il écrivit.
Un poème sur Rome. Sur ses colonnades d’ivoire, sur ses places où résonnaient les sabots des chevaux, sur le parfum des jardins suspendus. Il écrivait pour la convoquer, la ramener dans le froid de son exil.
Mais au matin, en ouvrant les yeux, il vit…
Tomis. Détruite.
Des colonnes brisées dans la mer. Une place vide, où résonnaient seulement des corbeaux. Des arbres déracinés, jetés au vent comme des spectres arrachés au sommeil.
Il n’avait pas ramené Rome.
Il avait condamné Tomis.
Alors il essaya autre chose.
Un poème d’amour. Il écrivit le nom d’une femme qu’il n’avait pas oubliée, dessina son sourire en métaphores souples, sculpta son corps dans l’ivoire de ses alexandrins. Il voulait qu’elle renaisse sous ses mots.
Elle apparut.
Mais son regard était vide.
Son visage, comme effacé par le temps, n’était qu’une esquisse floue, un spectre d’encre et de vent. Elle ouvrit la bouche… et aucun son n’en sortit.
Ovide tendit la main, mais ses doigts ne touchèrent que de la brume.
Elle s’effondra en poussière.
Alors il comprit.
Les dieux l’avaient puni.
Ses mots, autrefois bénis, étaient devenus une malédiction. Une ironie cruelle : lui, qui voulait immortaliser le monde, ne pouvait plus qu’en écrire la ruine.
Il brûla ses tablettes.
Et se jura de ne plus jamais écrire.
Mais au fond de lui, il savait : le verbe est une plaie qui ne se referme jamais.