L'Exil, roman (44)



Le Pont Euxin n’est plus une mer, mais une plaie céleste où les étoiles saignent. Le vent a cessé d’être un souffle : il est une main qui efface, une vague qui ronge, un oracle muet. Ovide marche, mais il n’a plus de poids. Ses pas ne creusent plus la cendre froide de la rive. Ses jambes ne sont que l’illusion d’un corps qui refuse encore de se dissoudre.

Il lève les yeux. Le ciel est une tapisserie déchirée. Derrière, il aperçoit l’ossature du monde : les veines de feu où circulent les âmes, les fils d’or qu’Arachné n’a pas eu le temps de tisser, la trace brûlante des dieux oubliés.

Il n’a plus de voix. Alors il écoute.

Une silhouette l’attend, sculptée dans l’ombre et la lumière, immobile au bord du néant. Hermès, messager des âmes, gardien des passages. Son regard est un gouffre sans fond, où brillent les mots jamais écrits, les vers que les hommes ne liront jamais.

— Es-tu prêt ? demande le dieu.

Mais Ovide ne répond pas. Déjà, il sent la transmutation s’opérer. Son corps se défait, non dans la mort, mais dans une alchimie plus ancienne, plus secrète. Il sent sa chair devenir sel et vapeur, ses os se changer en marbre fissuré. Son souffle, lui, s’élève en spirales d’or, gravant des hymnes invisibles sur le vent noir.

Il devient le mythe qu’il a tant écrit.

Il est Daphné qui s’enlace aux étoiles, métamorphosé en racines de lumière.
Il est Orphée qui franchit l’interdit, mais cette fois sans se retourner.
Il est Prométhée que le feu consume et purifie, jusqu’à l’éclat pur de la braise ultime.

Il comprend alors : l’exil n’était pas un châtiment. C’était une ascension.

Rome n’a jamais eu de pouvoir sur lui. Auguste n’était qu’un pantin, une ombre sur le mur d’une caverne. Ce n’était pas l’Empereur qui l’avait banni, mais le Destin lui-même. Un poète ne pouvait appartenir à une cité. Il devait être arraché à la terre pour devenir étoile.

Déjà, son nom se dissout. Ovide n’est plus un homme. Il est un vestige, un signe, une énigme suspendue à la voûte du monde.

Là-haut, quelque part entre Orion et la Grande Ourse, une constellation nouvelle s’éveille.
Elle porte un nom oublié, une légende muette, une vérité que seuls les exilés devineront.


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