L'Exil, roman (53)
Ovide gouverne par la parole et le rythme. À l’aube, il monte sur l’estrade du Forum et proclame les édits du jour sous forme d’élégies. Les lois ne sont pas gravées dans la pierre mais chantées sur les lèvres des citoyens. Elles évoluent comme un fleuve, se plient à la beauté du langage.
Il n’y a pas d’armée, seulement des orateurs dont les voix tissent des murailles invisibles. Quand un conflit éclate, on ne brandit pas l’épée : on déclame. Le duel se règle en strophes, et celui qui trouve les vers les plus justes l’emporte.
Autour de lui, un sénat de philosophes et de poètes :
– Virgile, ressuscité d’un songe, médite sur l’architecture d’une cité idéale.
– Sénèque, revenu du Styx, enseigne la patience aux impatients.
– Un chœur de bardes anonymes récite des visions prophétiques dans les ruelles.
Les jugements ne sont pas rendus dans des tribunaux froids, mais sous l’ombre des portiques où les sages débattent à coups de métaphores.
Ici, nul ne laboure la terre, nul ne forge d’armes. Chaque citoyen contribue par son art :
– Les peintres dessinent des fresques qui racontent les mythes oubliés.
– Les musiciens transforment le vent en mélodies.
– Les sculpteurs façonnent des statues qui murmurent des vers au passant distrait.
L’or ne circule plus, remplacé par un autre échange : un poème contre un repas, une ode contre un toit. Mais alors que le système fonctionne en apparence, une question surgit : que deviennent ceux qui ne savent ni écrire ni chanter ?
Bientôt, les premières dissonances apparaissent. La ville qui devait être éternelle se fissure sous le poids du réel. Certains ne vivent que d’échos et de rimes creuses, et l’harmonie initiale devient cacophonie. Loin du trône, aux marges de la cité, des murmures s’élèvent. Ils parlent de faim, de doutes. L’absolu de la beauté ne nourrit pas le ventre vide.
Ovide voit sa ville vaciller. Il comprend qu’il a bâti une Rome d’air et de lumière, mais que le monde est fait de chair et d’argile. Un matin, il monte une dernière fois sur l’estrade, compose son dernier poème et, en le prononçant, se dissout dans ses propres vers.
Alors, lentement, la cité des poètes s’efface, ne laissant derrière elle qu’un écho, qu’une rumeur portée par le vent.