L'Exil, roman (55)



Dans la Rome des poètes, tout repose sur la parole. Les lois sont des élégies, les discours sont des hymnes, et même les pierres semblent chanter sous le vent. Mais un jour, un oracle ébranle la cité :

 « Viendra un poète au verbe trop parfait. Il écrira un vers si absolu que le langage s’achèvera en lui.
Alors le silence tombera. Rome s’effacera. »



La prophétie se répand comme une ombre sur les colonnes blanches. Certains rient – quel poème pourrait éteindre la parole elle-même ? Mais d’autres tremblent. Si Rome est un poème, alors un mot peut suffire à la détruire.



Dans les tavernes et les jardins, on murmure des hypothèses. Quel sera ce vers fatal ? Une incantation oubliée, un hexamètre d’origine divine, un simple mot trop chargé de vérité ?

Bientôt, une frénésie s’empare des poètes. Chacun veut être celui qui atteindra la perfection. On cherche dans les vieux manuscrits, on interroge les spectres d’Homère et d’Orphée. Certains entrent en transe, récitant des strophes jusqu’à la folie.

Puis vient Celui-qui-écrit.

Nul ne connaît son vrai nom. Il vit en ermite dans un temple abandonné, traçant sans fin des lignes sur des tablettes d’argile. On dit qu’il a trouvé le Vers Ultime, qu’il le garde caché, qu’il attend le bon moment pour le dire.

Ovide, inquiet, le fait appeler.


Dans la nuit, sous la coupole étoilée du Sénat, les deux poètes se font face.

OVIDE
Pourquoi veux-tu écrire ce vers ? S’il est parfait, alors tout le reste deviendra inutile. Rome s’est bâtie sur la multiplicité des voix, pas sur un mot unique.

CELUI-QUI-ÉCRIT
La poésie est une ascension. Chaque vers tend vers un sommet. Si ce sommet existe, alors tout ce qui l’entoure est superflu. Pourquoi errer dans des labyrinthes quand on peut atteindre l’absolu ?

OVIDE
Parce que l’absolu est une fin. L’atteindre, c’est mourir.

Celui-qui-écrit ne répond pas. Il ouvre une tablette et montre un unique vers gravé dans l’argile. Ovide le lit en silence. Ses mains tremblent.

C’est un vers si pur, si nécessaire, qu’il semble condenser toute la beauté du monde. Un vers qui, s’il était prononcé à haute voix, rendrait inutiles tous les autres.

Rome tiendrait-elle encore sans la parole ?


Ovide comprend qu’il ne peut pas tuer cet homme, ni brûler son œuvre. Mais il sait une chose : aucun poème n’est définitif. Alors, il prend un stylet, ajoute un mot. Un seul.

Le vers se dérègle. Son équilibre parfait se brise. Il redevient une belle phrase, mais non plus l’absolu.

Celui-qui-écrit le relit, son regard s’éteint. Il comprend. Il pousse un long soupir, puis quitte la cité. On ne le reverra jamais.

Rome est sauvée. Mais Ovide sait qu’un jour, ailleurs, un autre poète reprendra la quête. Et qu’alors, peut-être, il n’y aura plus personne pour ajouter un mot de trop.


Posts les plus consultés de ce blog

Les confessions de l'ombre

La revenante

L'Exil, roman (60)