L'Exil, roman (57)
L’exil n’est pas une route. C’est une chute.
Le vent de Tomis lui fouette le visage, cinglant comme le fouet d’un dieu oublié. La mer est noire, lourde, épaisse comme l’encre renversée d’un scribe fatigué. Rome est derrière lui, plus qu’un mirage. Il a voulu la retenir dans les hexamètres qu’il trace sur des tablettes d’argile, mais les mots s’effritent. Déjà, il sent que quelque chose s’efface. Est-ce Rome qui l’oublie, ou lui qui s’efface d’elle ?
Dans le port désert, un navire immobile, sans rame ni voile, le fixe de son œil creux. Personne ne sait d’où il vient. Personne ne l’a vu arriver.
Les nuits sont pleines de murmures.
Dans les ruelles de Tomis, les murs transpirent des langues inconnues. Les barbares le regardent avec cet air étrange, celui qu’on réserve aux fantômes qui s’ignorent encore. Ovide s’accroche à la parole, mais elle glisse entre ses doigts. Il tente de réciter ses Métamorphoses, et à mesure qu’il les déclame, il sent une chose terrifiante : les mots ne tiennent plus.
Un vieillard lui raconte alors une histoire. Une histoire que personne ne raconte.
« Les bannis ne vont pas à Tomis. Ils vont plus loin. Ils marchent sans le savoir jusqu’à l’endroit où le monde s’effiloche. Là où ceux que l’Histoire oublie tombent. »
« Et que deviennent-ils ? » demande Ovide.
Le vieil homme hésite. Puis il dit :
« Ils attendent. »
La nuit suivante, il suit un étranger masqué jusqu’au rivage. Une grotte béante, une faille dans la pierre, un passage. Il descend. L’air change. Tout bruisse comme dans un rêve que l’on n’ose réveiller.
Puis il la voit.
Une Rome souterraine, immense, bâtie de marbre pâle et de silence. Ses rues sont pleines d’ombres aux visages effacés. Des orateurs déclament des discours que personne n’écoute. Des généraux dirigent des batailles oubliées. Tous ceux que l’Histoire a effacés vivent ici, dans la Rome qui n’existe plus.
Sur le trône, une silhouette.
Ovide avance. L’ombre tourne son visage vers lui. Et il comprend.
C’est Auguste.
Ou ce qu’il en reste.
« Rome ne nous a pas chassés, Ovide, » murmure Auguste. « Elle nous a oubliés. »
Il tend la main vers la ville spectrale. Chaque monument, chaque temple, chaque colonne est un souvenir effacé de la surface du monde.
« Ici, les noms n’ont plus de poids. Les mythes s’effacent à mesure que plus personne ne les raconte. Regarde-les, tous ces poètes, ces philosophes, ces rois. Ils étaient grands, autrefois. Mais leur temps est passé. Bientôt, ils ne seront plus que des formes indistinctes. Et après ? Plus rien. »
Ovide frissonne. Il sent déjà quelque chose en lui vaciller. Son nom résonne-t-il encore à Rome ? Ses vers y sont-ils encore chantés ?
Ou bien est-il déjà une ombre parmi les ombres ?
Dans les ruelles pâles, un souffle se lève.
Les ombres murmurent, s’agitent. Un feu s’allume dans leurs prunelles mortes.
Elles ne veulent plus être des fantômes.
Elles veulent revenir. Renaître dans l’Histoire. Un dieu mort rallume son flambeau. Un poète brisé ramasse sa plume. L’ombre d’un héros ajuste son bouclier. Et toutes se tournent vers Ovide.
« Tu es celui qui tisse les mots. Celui dont les vers sculptent l’éternité. Redonne-nous une voix. Écris nos noms. Fais-nous exister à nouveau. »
Ovide hésite.
S’il les écrit, Rome les retrouvera. Mais à quel prix ? Que se passe-t-il quand les oubliés reviennent ?
Il n’a que deux choix :
Accepter, et rompre le pacte du temps.
Refuser, et sombrer avec eux.
Alors il comprend. Il doit écrire un dernier poème. Mais pas pour eux. Pour lui.
Un poème si puissant qu’il résistera à l’oubli. Une métamorphose finale.
Dans l’immense place vide, il s’assoit et écrit.
Il écrit comme on brûle un temple, comme on fend la mer en deux, comme on crache au visage du néant.
Il écrit son propre nom, et il l’élève dans un vers si éclatant qu’il fend la nuit.
Les ombres hurlent. Auguste se lève, tend la main, mais déjà tout s’effondre.
Ovide ferme les yeux. Il s’efface. Il monte. Il chute.
Quand il rouvre les paupières, il est seul sur la plage, le sable froid sous ses doigts.
Rome ne se souviendra peut-être plus de lui.
Mais il sait qu’il a gagné.
Il a écrit son propre mythe.
Et tant qu’un homme, quelque part, lira son nom, il ne disparaîtra jamais.