L'Exil, roman (59)



La mer est noire, la rive pâle. Ovide avance dans le silence de Tomis, guidé par une mélodie qu’aucun instrument ne joue. Un chant sans voix, tissé dans le vent glacé.

Il suit la musique jusqu’à une clairière où l’herbe ne pousse pas. Au centre, un homme, drapé d’ombre et de lumière.

Orphée.

Ses doigts effleurent une lyre absente. Il joue, mais aucun son ne naît.

Ovide s’arrête, le fixe un instant, puis murmure :

— Toi aussi, tu es en exil.

L’ombre sourit, triste.

— Depuis toujours.


Ovide s’assoit sur une pierre. La nuit tremble autour d’eux.

— On dit que tu es descendu aux Enfers, dit-il. Et que tu en es revenu.

Orphée incline la tête.

— Peut-on vraiment revenir ?

Un silence. Puis Ovide :

— Tu as perdu Eurydice pour une seconde d’impatience.

Orphée ferme les yeux.

— J’ai perdu bien plus encore.

— Quoi donc ?

— La musique.

Sa voix est un souffle.

— Je croyais que chanter pouvait tout sauver. Mais les dieux ne s’inclinent pas devant les vers. Ils laissent parler, puis ils effacent. Regarde-moi. Je joue, et rien ne résonne. Mon chant est une plaie sans écho.

Ovide frissonne.

— Si la poésie ne peut ni vaincre la mort, ni la fléchir… alors pourquoi écrire ?

Orphée le fixe, et soudain, il rit.

— Parce que c’est ce que nous sommes. Nous sommes faits d’illusions et de mots. Si nous cessons d’écrire, nous mourrons une seconde fois.

Puis, baissant la voix :

— Et toi, Ovide ? Toi qui écris encore, crois-tu survivre ?


Ovide hésite.

— Je ne sais plus.

Il regarde la mer.

— Je croyais que les mots suffiraient. Que Rome, un jour, relirait mes vers et me rappellerait. Mais chaque nuit, un doute grandit. Peut-être que mes poèmes ne sont que des pierres jetées dans l’eau. Peut-être que la poésie ne sauve personne.

Orphée hoche la tête.

— Elle ne sauve pas. Mais elle laisse des traces.

Puis, se levant, il tend la main vers l’obscurité.

— Regarde.

Ovide plisse les yeux. Et il les voit.

Des formes immobiles, à l’horizon, comme des statues de brume. Des silhouettes innombrables, fixant la nuit sans la voir.

Orphée chuchote :

— Les morts nous écoutent. Ils n’entendent plus les cris, ni les prières, mais ils entendent les vers. Nous ne parlons pas pour les vivants, Ovide. Nous parlons pour eux.

Un souffle glacé traverse la clairière.

Orphée s’efface peu à peu, se dissout dans la brume.

Avant de disparaître, il dit encore :

— Écris. Tant que ton nom résonne, tu n’es pas encore une ombre.

Puis la mer dévore le silence.

Ovide reste seul. Il pense aux morts. À Rome. À son nom, suspendu dans le temps, fragile comme un dernier vers.

Il rentre chez lui. Cette nuit-là, il écrit jusqu’à l’aube.


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