La Pentecôte, ou l'anti-Babel
1. Babel et le cosmopolitisme : la fausse unité selon Maistre
Joseph de Maistre, contre l’universalisme abstrait des Lumières, affirme dans ses Considérations sur la France que « l’homme n’existe pas », mais que « des Français, des Italiens, des Russes » existent. Cette formule célèbre condense sa critique du cosmopolitisme : vouloir penser l’homme en dehors de toute communauté concrète, de toute tradition nationale et religieuse, c’est construire une abstraction dangereuse, sans chair, sans racines. C’est une négation des médiations nécessaires entre l’individu et le divin.
Or, c’est exactement ce que propose Babel : une humanité unifiée par elle-même, dans un projet de toute-puissance collective. On pourrait dire, avec Maistre, que Babel représente le rêve révolutionnaire de l’homme autonome, qui prétend se fonder sans Dieu, sans tradition, sans limite — une forme de rationalisme collectif appliqué à l’ordre du monde. La tour que l’on veut élever vers le ciel est une image puissante de cette hybris moderne, que Maistre n’a cessé de dénoncer.
Pour lui, l’histoire humaine ne peut être pensée sans providence divine, sans hiérarchie sacrée, sans la médiation d’institutions profondément enracinées — et en particulier la monarchie et l’Église. Le projet de Babel, comme celui des Révolutions modernes, est une tentative de détruire ces médiations au profit d’un universalisme purement humain, donc fatalement violent.
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2. La Pentecôte : l’universalité chrétienne contre l’uniformité de Babel
Mais l’Écriture ne s’arrête pas à Babel. Elle donne, dans les Actes des Apôtres, un contrepoint lumineux : la Pentecôte. Là aussi, des hommes de toutes langues sont réunis. Mais au lieu de s’unifier par la force, ils reçoivent un même Esprit qui leur permet de se comprendre dans leurs différences. Ce n’est pas la langue unique de Babel, mais l’intelligence mutuelle à travers la diversité des langues. Ce n’est pas un projet humain, mais un don divin.
C’est ici que la pensée de Maistre rejoint pleinement le message de la Pentecôte : il ne peut y avoir d’unité véritable que dans la transcendance, dans l’accueil d’un principe supérieur qui respecte les différences au lieu de les effacer. L’unité chrétienne n’est pas une fusion, mais une communion. Elle ne nie pas les nations, elle les ordonne à Dieu. Et pour Maistre, chaque nation a une mission propre dans l’histoire de la Providence — la France en particulier, selon lui, étant appelée à une mission spirituelle.
Ainsi, alors que Babel incarne un cosmopolitisme constructiviste, qui vise l’unité par en bas, par le politique et la technique, la Pentecôte incarne une universalité chrétienne qui vient d’en haut, de l’Esprit, et qui élève les nations sans les détruire.
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3. Synthèse : unité verticale contre unité horizontale
Maistre nous invite à rejeter l’idée d’une humanité sans nations, comme il rejette l’idée d’un pouvoir sans Dieu. Babel, dans sa lecture, pourrait être la préfiguration de tous les projets modernes d’« homme nouveau » détaché de son héritage, de sa langue, de son sol, de sa religion. La Pentecôte, au contraire, symbolise une unité verticale, enracinée dans la grâce, respectueuse des différences, ordonnée à la charité.
C’est pourquoi on peut affirmer, avec Maistre, que le vrai universalisme n’est pas cosmopolite, mais catholique — c’est-à-dire universel par le haut, et non uniforme par le bas.