Pessoa et le sebastianisme
Parmi les multiples voix qui composent l’œuvre de Fernando Pessoa, l’écho du sebastianisme est l’une des plus profondes et mystérieuses. Héritier d’un mythe national remontant à la disparition du roi Sébastien Ier à Alcácer-Quibir en 1578, Pessoa fait du retour du « roi caché » non pas une attente politique, mais une allégorie spirituelle et métaphysique. Il intègre ce mythe au cœur de son projet poétique et prophétique : celui du Cinquième Empire, une synthèse spirituelle du monde ayant pour centre Lisbonne. Dans Mensagem (1934), ainsi que dans ses textes ésotériques et fragments philosophiques, Pessoa réinvente le sebastianisme, le détache de sa naïveté populaire pour en faire le socle d’une mystique moderne.
---
Le roi caché comme figure mystique : Mensagem
Dans Mensagem, seul livre en portugais publié de son vivant, Pessoa consacre tout un segment au roi Sébastien, sous la figure énigmatique de "O Encoberto" – le Voilé, le Caché. Ce personnage devient un archétype messianique, un mythe de l’attente spirituelle :
> « Que símbolo fecundo
Vem na aurora ansiosa?
Na cruz morta do mundo
A vida, que é a Rosa. »
(Mensagem, poème « O Encoberto »)
Ici, le roi Sébastien est comparé au Christ mystique : mortel en apparence, mais porteur d’une vie future encore cachée, symbolisée par la rose, figure hermétique de renaissance.
Pessoa ne croit pas littéralement au retour physique du roi, mais voit en lui une idée incarnée, l’expression d’un Portugal non historique, mais transcendant :
> « O mito é o nada que é tudo. »
(Mensagem, poème « Ulisses »)
Cette célèbre formule montre que le sebastianisme, pour Pessoa, n’est pas une superstition, mais une vérité poétique et métaphysique.
---
Le Quinto Império : vision ésotérique du sebastianisme
Le sebastianisme est indissociable, chez Pessoa, de son concept du Cinquième Empire (Quinto Império), inspiré à la fois de l’Apocalypse, des prophéties de Bandarra et du père António Vieira. Contrairement aux quatre empires terrestres de la tradition biblique (Babylone, Perse, Grèce, Rome), le Cinquième Empire est un empire de l’esprit, un royaume invisible dont Lisbonne serait le centre.
Dans le poème « O Quinto Império », Pessoa écrit :
> « E ao ouvir isto ergueu-se o Encoberto,
E o mundo inteiro o conheceu então.
Mas ele voltou para o deserto
Onde aguarda o sinal da sua mão. »
Ce retour du roi ne s’accomplit pas dans l’histoire, mais dans l’âme de ceux qui croient. L'Encoberto devient une projection intérieure, un appel à l’éveil collectif.
---
Pessoa ésotériste : le sebastianisme comme gnose nationale
Au-delà de Mensagem, Pessoa développe une pensée ésotérique nourrie de kabbale, de mystique chrétienne et d’occultisme rosicrucien. Il voit le Portugal comme le réceptacle d’une mission spirituelle universelle, dans laquelle le sebastianisme tient le rôle de graine cachée.
Dans une lettre de 1935, il écrit :
> « Le Portugal est une entité mystique. Son histoire réelle n’est qu’une ombre de son histoire véritable, qui est invisible. »
Et ailleurs :
> « Sébastien ne reviendra pas en chair, mais en esprit. Il est l’image d’un Portugal qui renaîtra de l’intérieur. »
(Fragmentos esotéricos, inédits)
Ce retournement de la croyance en attente intérieure est au cœur de l’hermétisme pessoen : l’Encoberto devient l’initié, celui qui a compris que le salut est une transfiguration du monde par la conscience.
---
Une vision du monde en crise : sebastianisme et modernité
Dans un Portugal déclinant, amputé de son empire et en proie à la dictature salazariste, Pessoa fait du sebastianisme une résistance symbolique : celle d’un peuple dont l’identité ne se mesure ni par la politique, ni par la géographie, mais par la capacité à rêver le monde autrement.
> « Tudo vale a pena
Se a alma não é pequena. »
(Mensagem, poème « Mar Português »)
Le sebastianisme devient, au XXe siècle, chez Pessoa, l’expression d’un espoir lucide, non fondé sur le miracle, mais sur le travail de l’âme et de la culture.
---
Conclusion
Avec Fernando Pessoa, le sebastianisme atteint son sommet littéraire et symbolique. Dépouillé de ses habits archaïques, il devient le noyau d’un messianisme intérieur, une métaphore du destin portugais universalisé. Sébastien, dans Mensagem, ne doit plus revenir, car il est déjà là – en puissance dans chaque conscience éveillée. À travers le roi caché, c’est toute une philosophie de l’attente, du secret et de la métamorphose que Pessoa lègue à la modernité.