Ribeiro et l'épopée brésilienne
Publié en 1984, Vive le peuple brésilien (Viva o povo brasileiro) est sans doute l’un des romans les plus ambitieux et les plus puissants de la littérature brésilienne contemporaine. Avec cette fresque foisonnante, João Ubaldo Ribeiro compose une vaste épopée, tour à tour satirique, historique et mythologique, où se mêlent les voix d’un peuple en lutte contre la domination, l’oubli et l’aliénation.
Une contre-histoire du Brésil
Ribeiro propose rien de moins qu’une relecture complète de l’histoire brésilienne, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XXe, en se concentrant sur l’île de Itaparica, en Bahia, sa région natale. Mais cette histoire n’est pas racontée selon les points de vue officiels : elle est vue à travers les yeux des exclus, des métis, des esclaves, des femmes, des caboclos, des poètes et des fous. C’est une contre-histoire, populaire, incarnée, baroque, où la violence du colonialisme et de l’exploitation est constamment contrebalancée par l’irréductible vitalité du peuple.
Le mythe au service du réel
Le roman déconstruit les récits hégémoniques en introduisant des éléments fantastiques, légendaires et mythologiques. Ribeiro ne sépare jamais la magie de la réalité. Les esprits, les sortilèges, les prophéties coexistent avec les faits historiques, comme pour dire que la mémoire d’un peuple ne se réduit pas aux dates et aux archives, mais s’enracine aussi dans l’imaginaire collectif, les rituels, les récits oraux.
Le personnage emblématique de la résistance est le soldat Francisco, figure mythique, qui traverse les époques comme un symbole de liberté et de révolte. Autour de lui gravite une galerie de personnages colorés, drôles, tragiques, qui incarnent chacun une facette de l’âme brésilienne.
Un roman total
Ribeiro réussit le tour de force d’unir érudition, humour, colère et lyrisme. Le style est luxuriant, ironique, audacieux, nourri d’oralité, de digressions, de ruptures de ton. Le lecteur est entraîné dans une narration fluide mais exigeante, où le plaisir du récit cohabite avec une réflexion politique profonde sur l’identité, la mémoire et la souveraineté populaire.
Le roman est aussi une méditation sur le langage : celui des maîtres et celui des opprimés, celui qui écrit l’histoire et celui qui la déforme, la chante, la murmure, la déterre.
Une œuvre militante et jubilatoire
Vive le peuple brésilien est une œuvre monumentale qui célèbre, dans toute sa complexité, le Brésil profond et rebelle. C’est un acte de foi dans la puissance d’un peuple à se réinventer, à survivre aux oppressions, à transformer l’histoire officielle en légende vivante. En ce sens, Ribeiro prolonge la tradition d’un réalisme magique propre à l’Amérique latine, tout en y injectant une énergie populaire explosive et une critique politique mordante.
Roman-monument, roman-monde, Vive le peuple brésilien est à la fois une fresque historique, un manifeste littéraire, une utopie de la mémoire.