Tous les jours pour la première fois
Chapitre I — L’éclat dans le verre
Le printemps s’annonçait discret cette année-là. Des bourgeons hésitaient à poindre le long des quais de Seine, et les rideaux gris du ciel semblaient ignorer les promesses de renouveau. Dans leur appartement du sixième arrondissement, Élise posait sa tasse de café sur la table en verre. Un petit bruit cristallin, presque imperceptible, résonna dans le silence du matin.
Elle observait la page blanche de son carnet, la main suspendue, incapable de se rappeler ce qu’elle était venue y écrire. C’était la troisième fois cette semaine. Elle fronça les sourcils, tenta de chasser la brume qui s'épaississait dans les couloirs de sa mémoire.
Louis entra, costume gris sur chemise blanche, regard alerte. Il déposa un baiser sur sa tempe, comme tous les matins depuis quatorze ans. Elle sourit, mais quelque chose en elle résistait. Une gêne. Une faille.
Ils étaient avocats tous les deux — du droit des affaires, de ceux qui manient les mots avec la précision d’un scalpel. Mais depuis quelques mois, les mots lui échappaient, glissaient comme du sable entre les doigts.
Un jour, elle avait oublié le prénom d’un client. Puis ce fut une date, un rendez-vous, un argument évident qu’elle n’avait su formuler. Louis avait d’abord minimisé : « La fatigue, Élise, tu travailles trop. » Mais elle savait. Ce n’était pas l’épuisement. C’était autre chose, de plus sournois, de plus irrévocable.
Ce fut une IRM, un neurologue à la voix douce, une suite de tests. Et enfin, le verdict, tombé comme une lame : Alzheimer précoce. Trente-cinq ans, une intelligence vive, une carrière ascendante — et déjà, l’effacement.
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Chapitre II — Le lent dépeçage
Élise avait tenté de lutter. Post-it sur le miroir, rappels dans son téléphone, jeux de mémoire. Mais peu à peu, tout devint bancal. Elle oubliait où elle avait garé la voiture. Elle confondait les dates, les noms, parfois même les visages.
Le cabinet avait été prévenu. Un congé maladie, puis une « pause » indéfinie. Louis reprit seul leurs dossiers, camouflant les absences, les silences. Il rentrait plus tôt désormais, cuisinait, lui lisait des poèmes qu’elle aimait — du moins, qu’elle avait aimés.
Dans l’appartement, les livres étaient restés ouverts là où elle les avait abandonnés. Une édition annotée de La Nausée, des arrêts de jurisprudence soulignés, des carnets remplis de phrases inachevées. La maison devenait un musée de sa mémoire.
Il y eut des jours de grâce, où elle riait, vive, presque intacte. Et puis d’autres, plus nombreux, où elle demandait où se trouvait la salle de bains, où elle appelait Louis « monsieur ».
Le pire n’était pas l’oubli, mais ce regard inquiet, lointain, ce soupçon constant de ne pas appartenir à ce monde. Louis le savait, et chaque fois, il l’accueillait avec patience. Il redessinait pour elle les contours de leur vie, encore et encore, comme on raconte une histoire à un enfant pour qu’il n’ait pas peur du noir.
Un soir d’automne, elle se regarda dans le miroir, longuement, puis demanda :
— Est-ce que je t’ai aimé ?
Il ne pleura pas. Il prit simplement sa main, l’embrassa, et répondit :
— Tu m’aimes encore. Même si tu ne sais plus comment.
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Chapitre III — La lumière derrière les paupières
Les années passèrent, ou ce qui en tenait lieu. La maladie avait grignoté la femme qu’elle fut, mais Louis demeurait. Il avait vendu le cabinet. Il avait acheté un piano. Parfois, il jouait pour elle des morceaux qu’elle reconnaissait sans savoir pourquoi, des souvenirs sans racines.
Elle ne parlait presque plus. Elle s’asseyait dans le fauteuil près de la fenêtre, regardant les passants comme des ombres étrangères. Elle souriait parfois, à un mot, à une voix, à une caresse.
Il avait appris à aimer ces éclats, minuscules mais fulgurants, comme on chérit un rayon de soleil dans une pièce sombre.
Chaque matin, il s’asseyait en face d’elle.
— Bonjour, Élise. C’est moi, Louis.
Elle le regardait, souvent sans comprendre, parfois avec une peur douce, parfois avec une tendresse floue.
Un jour de neige, alors qu’il lui mettait une écharpe autour du cou, elle murmura :
— Tu es beau, monsieur.
Il rit doucement.
Et alors, dans ce silence ouaté de fin d’après-midi, il prononça, comme une prière :
— Tu me reconnais plus, c’est comme si l’on se voyait pour la première fois tous les jours.
Et c’est ce qu’il fit. Jusqu’au dernier.