L'Exil, roman (63)
Roma fuit.
Je suis né dans une ville qui croyait être immortelle.
Je meurs dans un lieu que les dieux n’ont jamais visité.
On ne m’a pas jugé.
On ne m’a pas écouté.
On m’a désigné — du doigt, du silence, du décret.
Un matin, l’ordre est tombé. Simple. Bref. Irrévocable. Comme un vers bien frappé :
“Publie Ovide Nason, va-t’en. Tu n’existes plus.”
Je n’étais plus poète. Je n’étais plus citoyen. Je n’étais plus qu’un exilé, une chose déplacée, comme un mot malvenu dans une prière. Même mes serviteurs m’évitaient. Même mon nom, dans les rues, semblait s’éloigner.
J’ai quitté Rome sans bruit.
J’ai quitté Rome comme on quitte un corps aimé devenu étranger.
Sur les quais de Brundisium, le vent soufflait du nord. Les derniers cyprès tremblaient sous un ciel de plomb. Un navire m’attendait — noir, voilé, silencieux. On y chargea mes maigres affaires : quelques rouleaux de vers inachevés, un manteau usé, un coffret d’ivoire contenant une mèche de cheveux que je n’ai jamais osé nommer.
Les soldats ne parlaient pas. Ils ne me regardaient pas.
On eût dit qu’ils escortaient une ombre.
J’étais l’homme qu’il ne fallait plus voir.
J’étais le poème qu’il fallait détruire sans le lire.
Je m’assis à la proue.
Derrière moi, la ville s’éteignait lentement, engloutie dans le brouillard du matin. Le Tibre, ce serpent sacré, brillait une dernière fois, comme si le fleuve lui-même me faisait ses adieux.
J’ai pleuré.
Mais en silence. Comme un Romain.
Trois jours plus tard, la mer se fit plus sombre.
Le bleu devint cendre. Le vent parlait une langue inconnue.
Nous voguions vers le néant, vers l’endroit exact où la carte se déchire. Le capitaine m’a dit : “Tomis”. C’était un grognement plus qu’un mot. Un crachat. Un bruit de pierre. Une gifle.
Je n’en avais jamais entendu parler. Et c’était toute la punition.
J’ai demandé pourquoi. Pourquoi cet exil ? Quelle faute ? Quelle erreur ? Quelle offense ?
Le capitaine m’a haussé les épaules. Il a dit :
“C’est un secret d’empereur. Et les secrets d’empereur tuent ceux qui les connaissent.”
Je me suis tu. J’ai regardé l’horizon.
J’ai pensé à Corinne, à ses bras, à ses cris, à ses silences.
J’ai pensé à mes vers, à mes mots, à mes rimes orphelines.
J’ai pensé à Auguste, à sa bouche de marbre, à son regard sans fin.
La nuit suivante, j’ai rêvé.
Je marchais dans un forum abandonné, sous un ciel sans lune.
Des statues pleuraient du sang noir. Les temples étaient éventrés.
Une voix me suivait : la mienne, mais plus ancienne.
Elle disait : “Tu as chanté les dieux. Ils veulent à présent te chanter.”
Je me suis réveillé en criant.
Il faisait froid.
La mer était noire.
Tomis approchait.
Je suis Ovide.
Je suis l’exilé.
J’ai été poète.
J’ai été homme.
Je deviens souvenir.