L'Exil, roman (64)
La mer est une page sans bord.
Et moi, je suis l’encre jetée hors du livre.
Le vent ne soufflait pas : il sculptait.
Il limait les os. Il râpait les nerfs. Il entrait dans la bouche comme un cri oublié.
Tout tanguait. Tout grinçait. Le bois du navire geignait comme un animal blessé.
Il n’y avait plus de ciel, plus de terre, plus de cap. Seulement la mer —
non pas bleue,
non pas verte,
mais d’un gris malade, épais,
comme un métal qui aurait perdu la mémoire de sa forme.
Je restais à la proue, recroquevillé sous mon manteau, regardant l’horizon comme on regarde une sentence qu’on ne sait pas lire.
Le latin ne me servait plus à rien.
Mes vers ? Inutiles.
Ma bouche était une ruine.
Je n’écrivais plus : j’attendais.
La nuit, la mer parlait.
Pas dans mes rêves. Non.
Dans mes os.
Dans mes paupières.
Dans mes dents.
Elle me disait des choses sans mots. Des images, des battements, des douleurs liquides.
Je revoyais Rome fondre.
Des visages flottaient dans l’eau, sans yeux, sans bouche, mais pleins de reproches.
Le Sénat. Corinne. Ma mère.
Et l’Empereur.
Auguste.
Lui, surtout.
Son regard qui n’est pas un regard, mais un mur.
“Tu as vu ce que nul ne devait voir.”
“Tu as écrit ce qui n’a pas de nom.”
“Tu seras effacé.”
Je me réveillais trempé, gelé, au bord du délire. Le matelot qui passait me lançait un œil oblique, comme on regarde un lépreux, un fou ou un prophète en flammes.
Parfois, je croyais voir, au loin, entre deux lames,
une ville.
Non, pas une ville. Une silhouette de ville. Une promesse.
Des tours. Des flammes. Une muraille blanche.
Et des voix.
Une langue que je connaissais sans la connaître.
Et puis rien.
Une gifle d’écume. Une mer redevenue vide.
Un rire d’algues dans le vent.
Trois jours ainsi. Ou trois siècles.
Le temps n’a plus d’ossements quand il tangue.
Puis un matin. Ou une nuit. Ou les deux.
Un cri.
La terre.
Pas une terre.
Un reste de terre.
Une plaie.
Un caillot de boue gelée où grelottent quelques huttes, des piquets, des chiens maigres et des hommes sans regard.
Tomis.
J’ai posé le pied sur le sol. Il s’est enfoncé.
J’ai cru marcher sur un cadavre.
Le vent est venu tout de suite — vertical, tranchant, cruel.
Il m’a dit : “Ici, le silence est un dieu. Tu apprendras à le prier.”
Les soldats m’ont laissé là. Sans mots.
Le bateau est reparti.
Et moi,
moi qui avais chanté les métamorphoses du monde,
je restais seul, face à la mienne.
Muette.
Commencée.
Le ciel est bas, de la couleur du plomb ancien.
La mer me tourne le dos.
Il n’y a pas de temple ici.
Ni de miroir.
Seulement des os, du vent, et mon nom qui s’efface.