L'Exil, roman (65)



À Rome, la pierre parlait latin.
Ici, elle hurle dans une langue brisée par le gel.


Tomis.
Un mot qui râpe la gorge.

Tomis, ville morte,
ville pas encore née,
ville qui a oublié d’être ville.

Un entassement d’hommes, de femmes, de peaux, de bêtes, de fumées —
entre la mer et la steppe,
entre deux éternités hostiles.

Pas de forum.
Pas de théâtre.
Pas de lois.
Seulement le vent, les chiens et les voix qu’on ne comprend pas.

Les enfants me jettent des cailloux en riant.
Les vieillards me regardent comme un corbeau tombé du ciel.

Je parle. Ils ne répondent pas.
Je tente un mot grec. Un mot thrace.
Un mot en vers.
Mais ici, la poésie fond dans la bouche comme de la neige sale.



Je dors dans une masure de torchis, dont le toit suinte, dont le sol saigne.
Je partage l’espace avec un homme sans langue,
et une chèvre trop maigre pour vivre ou mourir.

Mes livres ont moisi.
Mon corps aussi.
La rime me fuit.



Et puis, elle est apparue.

Hypsistia.

Un nom ? Non.
Un battement d’aile.
Une fracture dans le réel.

Je l’ai vue d’abord au marché — si l’on peut appeler “marché” ce lieu où l’on échange peaux contre sel, dents contre couteaux, vie contre silence.

Elle ne vendait rien.
Elle regardait.

Ses yeux étaient anciens. Plus anciens que Rome.
Plus anciens que les mots.

Elle m’a dit, sans bouger les lèvres :

“Tu es celui qui écrit.”



Je n’ai pas répondu.

Elle a ajouté :

 “Tu es venu pour lire ce que nul ne peut lire.”



Je ne comprenais pas. Ou plutôt : je comprenais trop bien.



Elle m’a conduit hors de la ville, par un sentier gelé, vers une grotte creusée dans la falaise.

Là, sous une lampe de graisse, entre des ossements, des herbes séchées, et des symboles gravés dans la roche,
reposait un livre.

Mais ce n’était pas un livre.

Plutôt une bête endormie.
Une plaie.
Un miroir qui saigne.

Des feuillets de cuir tanné. Une écriture mouvante, comme des vers en fuite.
Chaque fois que je clignais des yeux, la page changeait.

 “Lis”, dit-elle.
“Mais sache : ce que tu liras te lira.”



J’ai ouvert. Une page. Une seule.

Et j’ai vu mon propre visage.
Déformé. Ancien.
Portant la couronne d’épines de mes vers.
Parlé par des voix mortes.
Avalé par le vent.


Hypsistia chuchota :

 “Ce livre vient d’avant le monde.”
“Il fut dicté par ceux qui rêvèrent les dieux.”
“Il ne contient pas la vérité, mais la fracture.”





Je suis rentré à Tomis sans mots.
La mer me regardait.
Le vent riait.
Ma langue était devenue de pierre.

J’ai tenté d’écrire. Mais la plume me griffait.
L’encre refusait la page.
Chaque mot que je posais s’effaçait aussitôt.

Je suis allé dormir.
J’ai rêvé d’un homme qui me lisait,
dans une langue inconnue,
dans une époque sans nom,
dans une crypte sans lumière.

Et j’ai compris :

Je suis un livre.
Je suis en train d'être lu.


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