L'Exil, roman (66)

Les mots ne servent plus à nommer.
Ils creusent.
Ils rongent.
Ils défont le réel.



Je n’écris plus.
C’est la page qui m’écrit.
Ou plutôt : elle m’ingère.

Chaque nuit, je retourne à la grotte.
Chaque nuit, le livre m’attend.

Hypsistia ne parle plus.
Elle veille.
Ou peut-être dort-elle depuis des siècles.
Peut-être n’a-t-elle jamais été vivante.



Le livre respire.
Je l’entends.
Un souffle lent, sourd, minéral.

Chaque fois que je l’ouvre, une page a disparu.
Ou bien a-t-elle été mangée ?
Ou copiée ailleurs ?
Je ne sais.

Je sais seulement ceci :
il me reconnaît.



Un soir, la page fut blanche.
Rien.
Pas une lettre.
Pas une trace.

Et pourtant, elle me parlait.
En dedans.
Pas une voix.
Un vertige.

 “Tu veux savoir pourquoi l’on t’a exilé.”



 “Tu veux savoir ce que tu as vu.”



 “Tu veux te souvenir.”



J’ai dit oui.

Pas par la bouche.
Par la douleur.

Le livre s’est ouvert en moi.


J’ai revu une nuit romaine.
Un couloir de marbre.
Un souffle chaud.
Une porte entrouverte.

Et dedans — un rite.
Des hommes en toges.
Un enfant.
Des voix qui parlaient dans une langue qui n’est pas du monde.
Un cercle.
Un feu.
Une chose descendue.

Et moi.
Par hasard.
Témoin.
Égaré.
Non-invité.


J’ai vu.
Et j’ai fui.

Mais ce qu’on voit ne s’efface pas.
Ce qu’on voit vous voit.

Et j’ai écrit.
Parce qu’un poète ne sait pas se taire.

J’ai mis dans mes vers des éclats, des ombres, des reflets de ce que je n’aurais pas dû nommer.

Ils l’ont lu.
Ils ont compris.
Ils m’ont rayé.


“Tu n’as pas été puni.
Tu as été protégé.”



“Rome ne t’a pas banni.
Elle s’est défendue de toi.”



Je suis tombé à genoux.
Le vent s’est levé dans la grotte.

Les pages se sont envolées.

Des voix.
Des langues mêlées.
Grec. Latin. Thrace. Autre.
Plus ancien.
Avant Babel.
Avant l’homme.


 “Ovide, tu es le dernier.”



 “Tu es la cicatrice de ce que nous avons oublié.”




Hypsistia m’a regardé.

Ses yeux étaient vides.
Et dans ce vide, j’ai vu un miroir.

“Tu n’es pas seul.”


Je suis sorti.
Tomis dormait.
La mer s’était tue.
Et moi, j’avais un nom nouveau dans la bouche.

Pas un mot.
Un vertige.

J’étais devenu livre.




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