L'Exil, roman (68)
Certains livres ne se ferment pas.
Ils s’ouvrent en vous.
Il avait essayé de dormir.
Trois nuits sans y parvenir.
Pas d’insomnie.
Quelque chose d’autre.
Une veille intérieure.
Comme si l’esprit refoulait le sommeil.
Comme si rêver, désormais, c’était risquer de ne plus revenir.
Le manuscrit était resté sur la table, fermé.
Mais il changeait.
Peu à peu.
Le cuir noirçissait.
Les coutures saignaient d’un suc couleur ambre.
Une odeur. Piquante. Ferreuse.
L’odeur des cavités anciennes. Des tombes où les dieux se seraient éteints en silence.
Et puis surtout : les lettres.
Elles bougeaient.
Même fermé, le livre palpitait.
Dorian le voyait du coin de l’œil.
Comme une bête qui attend.
Comme un miroir qui veut être regardé.
Il s’était enfermé dans son studio.
Avait tiré les rideaux.
Coupé le Wi-Fi.
Éteint son téléphone.
Il avait commencé à écrire.
Pas une traduction.
Non.
Des notes.
Des impressions.
Des visions.
Une langue qui ne lui appartenait pas.
Il écrivait à l’envers.
De droite à gauche.
Avec des signes qu’il ne connaissait pas le matin, mais qu’il maniait la nuit comme un scribe possédé.
Une nuit, le manuscrit s’est ouvert de lui-même.
Pas dans la réalité.
Sur la table, il était toujours là, muet, clos.
Mais dans la pièce — ou dans Dorian lui-même — une page s’était dépliée.
Elle n’était pas écrite.
Elle était parlée.
Une voix.
Pas d’homme.
Pas de femme.
Quelque chose entre.
Tu as commencé à lire.
Tu dois finir.
Les murs de son studio se sont courbés.
Pas comme dans un rêve.
Pas comme dans une métaphore.
Vraiment.
Les murs.
Les angles.
Tout était devenu oblique.
La chambre, une pente.
Le sol, un fleuve.
Le plafond, une mer.
Et dans un coin — là où le mur rejoignait le plafond — un œil.
Pas un œil au sens propre.
Une sensation d’œil.
Un regard sans orbite.
Dorian a vomi.
Il a hurlé.
Mais sa gorge n’a produit aucun son.
Juste un souffle.
Comme du sable.
Le lendemain, le monde avait repris sa place.
Presque.
Le studio était droit.
Le manuscrit fermé.
La table stable.
Mais lui — Dorian —
il avait changé.
Quelque chose en lui était resté dans la chambre oblique.
En sortant, il a croisé son voisin, un vieux professeur de linguistique.
— Vous allez bien ?
— Oui, pourquoi ?
— Vous avez parlé en dormant.
— Ah bon ?
— En grec ancien.
— Je ne parle pas grec.
— Vous l’écriviez avec vos ongles sur la vitre.
Ce soir-là, Dorian s’est regardé longuement dans le miroir.
Son reflet vacillait.
Ses yeux semblaient lire quelque chose juste derrière lui.
Une voix a chuchoté, dans un latin qu’il ne connaissait pas avant :
Exscriptus es.
(Tu as été écrit.)