L'Exil, roman (77)
Ils n’avaient pas de livres.
Mais leurs silences parlaient plus haut que nos bibliothèques.
La steppe s’ouvrait, blanche et dure,
comme une peau trop vieille pour guérir.
Les arbres, tors, semblaient brûlés par une lumière ancienne.
Et le vent, en hurlant, parlait une langue qui venait d’avant la syntaxe.
Ovide, grelottant sous sa toge étrangère,
s’aventurait dans l’inconnu.
Rome, derrière lui, s’était tue.
Tomis, enclave bancale de latinité,
se dissolvait dans les neiges sans bornes.
Et alors ils vinrent.
Les Gètes.
Peaux d’ours.
Haches de pierre.
Yeux clairs, comme l’éclat d’un oracle de glace.
Ils l’encerclèrent.
Pas pour tuer.
Mais pour regarder.
Ils n’avaient jamais vu un homme fait de mots.
Il tenta de parler.
— Je suis Ovidius Naso, poète de Rome.
Banni. Exilé. Homme sans carte.
Mais les Gètes ne répondirent pas.
Ils n’avaient pas besoin de mots pour entendre.
Ils le prirent avec eux.
Ce fut un hiver d’initiation.
Le feu devint son maître.
Le froid, son alphabet.
Les nuits s’étiraient sous des cieux sans dieux,
et les anciens des clans lui racontaient l’origine du monde
dans une langue faite de grognements, de souffles, de gestes
— une poésie sans papier.
Ovide comprit alors qu’il n’était plus là pour transmettre,
mais pour recevoir.
Il grava dans sa mémoire des récits sans vers,
des cosmogonies taillées dans l’écorce du réel.
Il entendit parler d’un roi ours
descendu dans la terre pour rêver l’univers.
D’une déesse-louve qui tissait le temps avec ses dents.
Il vit un enfant tracer un cercle dans la neige
et y déposer un caillou noir —
c’était un poème, dit-on,
le plus ancien de tous.
Et Ovide, peu à peu,
cessa d’écrire.
Non par oubli.
Mais parce qu’il comprenait enfin
que le Verbe pouvait exister
hors du Livre.
Un soir, dans la hutte du chaman,
on lui tendit une flûte faite d’os.
— Chante, lui dit l’homme.
Pas avec ta bouche.
Avec ton souffle d’exilé.
Et Ovide joua.
Un son fragile, rugueux.
Un souffle de latin brisé,
qui se mariait au vent de la steppe.
Ce fut sa première prière barbare.
Quand le printemps revint,
les Gètes le laissèrent repartir.
Mais ils lui confièrent un collier de corne,
symbole de ceux qui ont vu l’invisible.
Il le mit à son cou, sans mot.
Et reprit la route vers Tomis,
porteur d’un Verbe devenu terre, feu, neige et silence.
Rome avait banni son poète.
La steppe lui avait donné un chant.