L'Exil, roman (78)



Rome exhalait un parfum de poussière chaude et d’ambition recuite. Sous les voûtes blanches des portiques, la lumière caressait les marbres comme un doigt lascif. Fabia marchait à pas feutrés, son voile de lin crème flottant à peine au rythme de sa respiration, celle d’un animal traqué dans sa propre cage d’or.

Depuis le bannissement d’Ovide, le marbre de la domus avait perdu son éclat, comme si le soleil lui-même, conspirateur docile, refusait d’éclairer ce qui portait encore son nom. La maison, autrefois traversée par la rumeur des vers, des rires, et des mains qui tracent, était devenue une crypte — et elle, Fabia, en était la prêtresse endeuillée.

Chaque jour, elle se rendait au Palatin, auprès de femmes dont les regards étaient des pièges et les bouches, des épées gainées de miel. Elle y allait pour sauver un homme, mais aussi pour sauver son nom, et peut-être son propre reflet, qu’elle ne reconnaissait plus dans les miroirs polis de bronze.

— Il faut que tu te détaches de lui, Fabia. Rome a tourné la page, avait murmuré Livia, la veuve d’un consul, en caressant d’un air distrait une coupe de dattes.

Mais Fabia ne savait pas trahir. Pas même en silence.

Dans les jardins de Mécène, elle croisait les poètes restés. Ceux qui, jadis, s’inclinaient devant son mari, s’étaient redressés, plus droits que jamais, comme si sa chute avait courbé l’espace autour d’eux. Tibulle avait écrit une élégie, discrète comme une épitaphe ; Properce, lui, n’avait rien dit. La cour du verbe avait ses propres lois, plus féroces que celles du Sénat.

Elle s’assit ce jour-là dans l’ombre d’un cyprès, le regard fixé sur une fontaine figée, où l’eau semblait hésiter entre deux éternités. Elle déroula un rouleau de papyrus : c’était une lettre d’Ovide, arrivée par des mains inconnues, chargée d’embruns et de sel. Elle lut.

> "Ma Fabia,
Rome est un rêve qui s’est effondré sur lui-même.
Tomis est un écho, un murmure de monde,
mais ton nom me tient debout,
comme une colonne qui refuse de plier."



Elle referma le rouleau, et le cœur en elle tambourina une plainte sèche. Ce n’était pas seulement un exil d’homme : c’était un exil d’époque. Un monde mourait en silence dans les marges d’un décret impérial.

Fabia comprit alors que le combat ne se gagnerait pas par les larmes, ni par les poèmes. Elle écrirait à Auguste — non pas comme l’épouse d’un proscrit, mais comme une Romaine, patricienne, digne, fine stratège. Elle userait des mots comme d’un poison lent dans la coupe de l’empereur. Elle parlerait de paix, de stabilité, de grandeur romaine, et glisserait, mine de rien, le nom d’un poète oublié dans les cendres du Capitole.

Mais les nuits étaient les plus cruelles. Elle rêvait de lui, d’Ovide, de ses mains tachées d’encre, de ses yeux qui voyaient trop. Elle se réveillait, tremblante, persuadée d’avoir entendu sa voix dans l’atrium vide.

Une fois, au crépuscule, elle se leva, traversa le péristyle, et crut voir son ombre s’effacer derrière une colonne. Elle courut — mais il n’y avait rien. Seulement le vent, et Rome, qui continuait à vivre sans lui.

Fabia s’adossa au mur froid. Elle ferma les yeux. Elle ne savait plus si elle aimait encore Ovide, ou seulement l’image qu’il lui avait laissée, comme un dieu sculpté dans le souvenir. Mais elle savait qu’elle irait jusqu’au bout. Contre Auguste, contre Rome, contre les murmures.

Car parfois, la fidélité est un acte de guerre.





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