L'Exil, roman (79)
Le salon de Marcella sentait la cire chaude, le figuier mûr et l’orgueil en fleurs.
Les murs, tendus de soie pourpre, semblaient vouloir étouffer le silence avant qu’il ne devînt embarrassant. Autour de la table d’onyx, les esprits les plus affûtés de Rome sirotaient des mots rares, comme d'autres un vin trop clair. On n'y riait que d’ironie.
Fabia entra sans bruit. Elle portait une tunique ivoire rehaussée d’un simple bracelet d’ambre. Sa coiffure, stricte, révélait la nuque : vulnérabilité feinte. Dans ses doigts, un rouleau nonchalamment serré — le dernier poème d’Ovide, arrivé de Tomis avec des taches de sel sur la marge.
Marcella la salua d’un léger hochement de tête, tandis que Crispus, déjà debout, déroulait ses vers. Sa voix était belle, grave et sèche. Comme le ton d’un homme qui croit déjà avoir convaincu.
« Rome, matrone des siècles,
Ô flamme tenue droite malgré le vent,
Tu brilles plus pur que la chair et l’ivresse.
Que périsse le chant lascif des étés païens. »
Un frémissement courut sur l’assemblée : approbation feutrée. La formule « chant lascif » visait Ovide, sans le nommer. Un trait subtil, lancé avec la main gantée de l’élégance.
Fabia sourit.
Un sourire court, presque douloureux. Comme un scalpel glissant sur du velours.
— Joli, dit-elle. Mais que reste-t-il de la pureté, quand elle n’est plus qu’un mur blanc derrière lequel on bâillonne les voix ?
Les regards convergèrent. Le duel avait commencé.
Crispus se tourna vers elle. Il inclina la tête, comme on incline un glaive avant de frapper.
— Vous défendez l’orgie des mots, Fabia. Mais Rome est bâtie sur la mesure. Le chaos n’a pas de marbre.
— Non, répondit-elle. Mais le marbre n’a pas d’âme sans la faille qu’y laisse l’humain. Le poème ne doit pas plaire. Il doit mordre. Votre vers, Crispus, caresse — mais il ne perce pas la peau.
Un murmure de surprise, puis un silence compact.
Marcella, dans son coin, servit le vin. Elle aimait la guerre des ombres. Elle nourrissait les lions.
Fabia déplia alors le rouleau d’Ovide. Elle lut lentement. C’était un fragment adressé à elle.
"Ceux qui bâtissent des murs autour de la vertu,
la trouvent morte quand ils les ouvrent.
Moi, j’écris aux vivants —
à toi, qui refuses de te taire dans une Rome de marbre."
Elle releva les yeux. Crispus pâlit. Il comprit qu’il avait perdu ce soir-là — non pas aux yeux du pouvoir, mais aux yeux de cette élite invisible qui juge en silence et donne, d’un soupir, la postérité.
Une jeune femme — Lucilia, la nièce d’un censeur — déclara :
— On sent le sel de la mer dans ses mots. Cela vaut toutes vos cendres, Crispus.
Crispus se rassit. Le pli amer de sa bouche trahissait une rage contenue.
Fabia ne triompha pas. Elle ne sourit pas davantage.
Elle savait que dans ce monde, gagner un débat pouvait signer un arrêt de mort discret.
Mais elle avait fait exister Ovide, une fois encore. Elle l’avait ramené, par la seule force du verbe, dans le cœur battant de Rome.
Et dans cette ville où le pouvoir était une ombre portée, cela valait un empire.