L'Exil, roman (80)
La domus dormait. Seuls les lampadaires du vestibule laissaient tomber sur les murs leur clarté tremblante, comme si la lumière elle-même hésitait à pénétrer ces lieux.
Fabia ôta lentement ses sandales. Le silence lui colla à la peau plus sûrement qu’un manteau d’hiver.
Chaque pas sur le marbre résonnait comme une décision.
Elle ne se dévêtit pas, ne se recoiffa pas. Elle traversa l’atrium, longea le péristyle, et s’assit là, à l’endroit exact où Ovide aimait lire au matin, sous le figuier noir.
Elle resta immobile.
Son triomphe, plus tôt, avait été d’une douceur cinglante, comme ces victoires où l’on devine déjà le prix.
Elle avait senti, dans le regard de Marcella, cette infime rétractation de la pupille qui précède le calcul.
Elle avait perçu, dans le sourire de Lucilia, la légèreté cruelle de ceux qui admirent aujourd’hui et trahissent demain.
Fabia ne se mentait pas : elle savait que son courage, ce soir-là, n’avait pas tant redonné vie à Ovide qu’il n’avait ouvert une brèche en elle.
Elle avait osé. Rome ne pardonne pas les femmes qui osent sans mandat.
Elle appuya la tête contre la colonne, le regard tourné vers le ciel. Aucune étoile. Le manteau nocturne était une encre épaisse, sans faille, comme si le monde avait été effacé au-delà des murs de sa maison.
Est-ce cela, le courage ? pensa-t-elle. Parler si fort qu’après le tumulte, il ne reste plus rien que le bruit de son propre cœur ?
Elle pensa à Ovide. Non à ses vers, ni à sa gloire, mais à ses mains : tachées d’encre, mais douces ; fébriles, mais tendres.
Elle pensa à la dernière nuit avant son départ, à ce qu’ils ne s’étaient pas dits, à ce regard qu’il avait posé sur elle comme sur un pays qu’on sait perdu.
Elle se leva, marcha jusqu’au tablinium. Ouvrit un coffret de bois sombre.
Un peigne. Un miroir. Une lettre, repliée mille fois, déchirée aux coins.
Elle la lut à nouveau, bien qu’elle la sût par cœur.
"Ma Fabia,
J’écris contre le vent, contre l’oubli, contre Rome.
J’écris pour qu’un jour, quelqu’un — toi, ou un autre — se souvienne qu’un homme a aimé.
Le reste est silence."
Elle referma la lettre.
Alors, doucement, elle retira sa tunique, la plia avec soin. Elle s’agenouilla au centre de la pièce, les bras croisés, nue devant les dieux absents.
Et dans la nuit romaine, dans cette domus où le temps s’était arrêté, elle pleura. Non par faiblesse. Par excès de force contenue.
Car il est des douleurs que l’on porte comme une dignité secrète.
Et ce soir-là, seule dans l’éclat froid du silence, Fabia fut plus qu’une épouse.
Elle fut une mémoire debout.