L'Exil, roman (81)




C’était une heure trouble de Rome, entre le déclin des ombres et l’aube encore paresseuse. Une heure où les bruits sont flous, les intentions fléchissantes, les serments liquides.

Fabia gravit seule la colline du Palatin, enveloppée d’un manteau de lin noir. À son bras, un simple rouleau scellé de cire verte. Le silence était plus dense que l’air.

On l’attendait.

Lucius Aelius, le conseiller discret de Livie, l’avait fait mander. Rien d’officiel. Un entretien « informel ». Elle savait ce que cela signifiait : le pouvoir aime que l’on vienne supplier, mais que l’on feigne de ne pas le faire.

Le portique était désert. Les esclaves s’éloignaient à son approche, comme si sa seule présence était une tache sur le sol. Aelius apparut entre deux colonnes, vêtu de blanc, le visage sévère comme une statue qui aurait trop entendu les hommes.

— Vous êtes venue, dit-il sans chaleur.

— Je viens pour lui, répondit-elle. Pas pour moi.

Il sourit à peine.

— Vous croyez encore que l’on distingue les deux, en ce lieu ?

Elle ne répondit pas.

Il la mena à une pièce nue, presque monacale. Une table, deux sièges. Des murs peints de fresques effacées. Un aigle y battait des ailes sans ciel.

Ils s’assirent.

— Vous avez parlé. Trop peut-être. Rome écoute, dit-il. Certains vous admirent. D’autres... vous guettent.

— Et vous ?

— Je suis celui qui garde les portes, Fabia. Et qui demande parfois un prix.

Elle posa lentement le rouleau devant lui.

— Un texte d’Ovide. Jamais publié. Il y défend Rome. Il ne s’excuse pas — il implore. Vous y lirez l’âme d’un homme, non l’écho d’un crime.

Aelius ne toucha pas le rouleau.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le lire. C’est à elle. À Livie. C’est elle, vous le savez, qui tient le fil.

Un silence.

— Mais elle n’aime pas les femmes qui parlent trop bien, ajouta-t-il.

Fabia croisa ses mains sur ses genoux. Son regard était calme.

— Alors je me tairai, si cela sauve un seul mot d’Ovide.

Aelius la fixa longtemps. Il voyait en elle un feu qui n’était pas celui des tribuns ou des poètes. C’était un feu plus ancien. Celui des vestales oubliées, de ces femmes qui brûlent dans l’ombre pour que d’autres marchent dans la lumière.

Il prit enfin le rouleau.

— Je le porterai. Mais je vous avertis : Livie ne lit pas ce qu’on lui offre. Elle lit ce qu’elle redoute.

— Alors qu’elle redoute ceci.

Elle se leva.

— Et vous, Lucius ? Quel est votre prix ?

Il hésita, puis déclara :

— Que vous viviez. Ce sera assez rare, à Rome, pour être un hommage.

Elle ne répondit pas. Elle quitta la salle, droite, les mains vides, le cœur lourd — mais clair.
Désormais, le sort d’Ovide entrait dans les couloirs marbrés du pouvoir, dans ces antichambres où la pitié est une maladie, et la justice une rumeur.

Et pourtant, en descendant la colline, elle sentit quelque chose d’inflexible en elle.
Elle avait donné au destin l’occasion de reculer.
C’était tout ce qu’une mortelle pouvait faire.





Posts les plus consultés de ce blog

Les confessions de l'ombre

La revenante

L'Exil, roman (60)