L'Exil, roman (82)



Dans l’aile orientale du Palatin, les portes ne claquent pas.
Elles glissent, s’ouvrent, se ferment comme des paupières. Rien ne trouble la paix domestiquée de ces galeries où le vent lui-même murmure à voix basse.

Livie, veuve d’Auguste, impératrice sans couronne mais au-dessus de toutes, lisait dans un jardin suspendu. Une pergola, des grenadiers en fleur, une fontaine où l’eau se cassait en gouttes parfaites. Autour d’elle, des servantes immobiles. On les aurait prises pour des sculptures si leurs cils n’avaient pas parfois battu.

Elle tenait un rouleau d’écorce de bouleau. Il lui avait été remis sans commentaire par Aelius, son homme de l’ombre.
Elle savait d’où il venait.
Elle savait ce qu’il contenait.
Et pourtant, elle attendait.

Elle finit son jus d’orge. Elle regarda longuement le ciel, puis déroula lentement le texte. Ce n’était pas un plaidoyer.
Ce n’était pas un poème non plus, du moins pas au sens noble du terme.
C’était un chant secoué, tremblant, comme une branche arrachée au vent.

 "Je n’ai pas fui Rome. Rome m’a fui.
Si mes vers ont brûlé les joues de ses vierges, c’est qu’elles portaient déjà la cendre sous leur peau.
Je ne demande pas pardon. Je demande l’usage de mon nom, le droit d’être oublié sans honte."



Livie referma le rouleau.

Elle ne fronça pas les sourcils. Ne haussa pas l’épaule. Son visage restait impassible. Un masque d’ivoire posé sur la volonté.

— Il est toujours aussi habile, dit-elle enfin.

Aelius se tenait dans l’ombre, à quelques pas, les mains croisées.

— Mais ce texte ne flatte ni le pouvoir ni vous, murmura-t-il.

— Justement, répondit-elle. C’est ce qui le rend dangereux.

Elle se leva, traversa lentement le jardin. Son pas ne froissait même pas les gravillons. Elle alla jusqu’à un petit autel dédié à Vesta. Y posa le rouleau.

— Brûlez-le, dit-elle à une servante.

La jeune fille hésita.

— Vous ne voulez pas... en garder copie ?

Livie la regarda. Un regard qui efface des généalogies entières.

— Ce qui mérite d’être sauvé se sauve sans moi.
Ce texte ne cherche pas ma clémence. Il cherche à exister. Cela, je ne le permettrai pas.

Aelius inclina à peine la tête.

— Et Fabia ?

Un soupir, long, glacé.

— Elle est brillante. Elle mourra lentement, à Rome. Ce sera suffisant.

Le feu fut allumé. Le rouleau crépita. Une flamme fine en dévora les marges, puis le cœur, puis la cendre elle-même fut dispersée dans le bassin.

Livie s’assit à nouveau. Elle prit un autre rouleau : un traité de grammaire.
Et tout reprit comme avant.

Mais dans le silence du Palatin, une seule phrase avait peut-être fissuré la pierre :

 "Le droit d’être oublié sans honte."



Car l’oubli, Livie le distribuait comme d’autres le pain : avec ordre, calcul, et une lenteur divine.





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