L'Exil, roman (109)
La même salle. La nuit s’est avancée ; la lampe brûle faiblement, projetant de longues ombres vacillantes sur les murs de pierre. On entend au dehors les rafales du vent qui s’engouffrent dans les rues désertes de Tomis. OVIDE demeure près de la fenêtre, contemplant l’astre qui luit dans le ciel glacé. Le GOUVERNEUR, resté seul au centre de la pièce, marche lentement, les mains derrière le dos, comme un homme qui pèse le poids d’un serment. Un silence prolongé précède la parole.
LE GOUVERNEUR
(levant enfin les yeux vers Ovide)
Assez de ces combats qui déchirent mon cœur,
Je brise en cet instant les fers de ma frayeur.
L’auguste souverain pourra douter de ma vie,
Mais non de la pitié qu’un proscrit me convie.
(Il s’avance vers OVIDE et pose la main sur son épaule. Le geste est grave, presque sacerdotal. OVIDE détourne un instant son regard de l’étoile et fixe le gouverneur avec une stupeur mêlée de gratitude.)
OVIDE
Seigneur ! vous défiez l’éclat de sa colère ?
Vous osez pour un seul l’affront fait à l’auguste ?
Vous risquez, par bonté, la disgrâce et la perte,
Quand il vous suffirait de fermer cette porte ?
LE GOUVERNEUR
J’entends la voix du ciel plus forte que César :
L’ordre humain se retire, un autre est mon rempart.
J’ai vu dans ton regard, au milieu de tes larmes,
Briller de l’infini les secrètes alarmes.
Et j’ai su qu’en ton sort, plus que l’exil romain,
Se jouait le combat d’un destin surhumain.
(La lampe vacille, comme si elle confirmait les paroles du gouverneur. OVIDE, ému, se lève et prend la main du gouverneur qu’il serre avec gravité.)
OVIDE
Ah ! que votre pitié répand dans ma misère
Un baume souverain, plus doux que la lumière !
Ce froid Pont-Euxin, où s’éteignait ma voix,
Devient temple sacré, s’il s’ouvre à votre choix.
LE GOUVERNEUR
Poète, je promets, malgré l’éclat du trône,
De garder ton repos sous ma main qui te donne.
Qu’Auguste m’accuse, et que l’Empire entier
Se dresse contre moi, je suivrai le sentier.
(Un silence solennel. Le vent au dehors faiblit un instant, comme si la nature elle-même s’apaisait devant ce pacte silencieux. OVIDE, les yeux levés vers l’étoile, laisse couler une larme qu’il essuie avec lenteur. Le GOUVERNEUR se place à ses côtés, et tous deux regardent ensemble le ciel.)
OVIDE
Voyez, noble seigneur, cet astre qui nous lie :
Il guide nos destins d’une flamme infinie.
Et si Rome m’oublie au fond de cet exil,
Je sais qu’un cœur humain a rompu mon péril.
(Ils demeurent immobiles, tournés vers la fenêtre ouverte sur la nuit étoilée. La lampe s’éteint doucement, laissant sur scène l’unique clarté de l’étoile. Le rideau tombe.)