L'Exil, roman (116)



Au matin, lorsque le brouillard se leva des marais pour s’accrocher aux troncs noirs de la forêt, les barbares m’ordonnèrent de les suivre. Leur parole, chez eux, tient lieu d’invitation : elle n’attend ni refus ni excuse. C’était jour de chasse, et, comme pour m’endurcir à la rudesse de leur vie, ils me menèrent avec eux, moi, poète façonné par Rome et ses jardins de marbre, à travers la fange et la neige durcie.

Ils marchaient vite, le pas ferme, la peau épaisse couverte de fourrures grossières, les yeux perçants, attentifs aux empreintes laissées dans la neige. Leurs chiens, hargneux et silencieux, flairaient l’air glacé, la queue basse, comme si déjà l’odeur de la proie saturait la forêt. Je les suivais avec peine ; mes chaussures, mal adaptées, s’emplissaient d’eau et de boue ; chaque racine saillante, chaque pierre glacée me menaçait d’une chute ridicule.

Après des heures d’efforts, soudain, au détour d’un ravin, on découvrit des traces fraîches. Les chasseurs s’arrêtèrent, se penchèrent, se consultèrent d’un mot bref. On parla d’un ours. Mon sang se glaça : il ne s’agissait donc pas de la chasse élégante où l’animal s’enfuit pour finir percé de traits ; mais d’un combat incertain, où la proie pouvait devenir bourreau. Pourtant je n’osai reculer.

Nous progressâmes dans un silence lourd, interrompu seulement par le craquement des branches sous les pas. Puis, dans une clairière, l’ours surgit. Il était massif, une masse de muscles et de poils hérissés, dressé sur ses pattes comme une forteresse animée. Son souffle faisait trembler l’air ; ses yeux, jaunes et fixes, semblaient deux charbons dans la pénombre. Les barbares lancèrent leurs cris gutturaux, leurs lances se levèrent ; les chiens se jetèrent en aboyant, mordant les flancs de la bête.

L’ours, furieux, balaya l’air de ses pattes, brisa la mâchoire d’un chien d’un coup sec ; le sang jaillit, la bête gisait, convulsant sur la neige. Je crus ma fin proche, car l’animal, dans sa fureur, se rua vers moi. J’eus un instant de vertige, la vision nette de ses crocs humides, de ses griffes prêtes à m’ouvrir le ventre. Ma main, maladroite, chercha une arme : je n’avais qu’un court javelot, trop léger. Je le brandis sans force, sans espoir.

Alors, un des barbares, hurlant, bondit à mes côtés. Sa hache décrivit un cercle, et le fer s’abattit sur l’épaule de l’ours. Un second coup vint, puis un troisième ; l’animal chancela, rugit d’un râle immense qui fit trembler les arbres eux-mêmes, puis s’écroula lourdement. Le sol gémit sous son poids.

Tout fut fini en un instant : le silence, seulement troublé par le halètement des chasseurs, s’installa de nouveau. Je me découvris tremblant, les jambes fléchies, incapable de parler. On rit de ma pâleur, mais d’un rire sans méchanceté. On me donna une tape rude sur l’épaule, comme à un camarade de combat. L’ours, déjà, était dépouillé de sa peau, ses entrailles encore fumantes répandant une odeur âcre.

Je regagnai le village au milieu d’eux, l’âme oppressée. Je venais de frôler la mort — et de comprendre, avec un mélange d’effroi et de honte, que dans ces terres glaciales, la vie ne tient qu’à la vigueur du bras et à la promptitude du fer. Pour moi, exilé, faible, livré à ces hommes et à leurs coutumes, ce n’était pas seulement une chasse : c’était une leçon brutale, inscrite dans mon corps par le frisson de la peur, et que je n’oublierais plus.





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