L'Exil, roman (126)
Et tandis que je croyais, au milieu du fracas monotone des sabots et du souffle haletant des cavales dont la vigueur paraissait se confondre avec mon propre désir d’arracher, par une accélération quasi divine du temps, quelques fragments de liberté au destin qui m’oppressait, avoir laissé derrière moi, si ce n’est la menace, du moins l’espoir de ses atteintes immédiates, je perçus, d’abord comme une rumeur qui eût semblé sortir des profondeurs mêmes de la terre, puis comme une clameur de plus en plus distincte, les voix de ceux qui, armés d’une implacable patience et d’une certitude qui manquait à ma fuite, se rapprochaient, réduisant à néant l’illusion, encore si vive un instant auparavant, d’un espace infini qui se serait ouvert devant moi.
Alors je vis, dans les trouées de la nuit où la lune se découvrait, l’éclat rougeâtre des torches, leurs flammes qui s’inclinaient et se redressaient sous le vent comme pour mimer le balancement ironique d’un destin qui, après m’avoir offert, sous la forme de quelques heures d’évasion, la jouissance d’une victoire anticipée, se plaisait à me rappeler, dans l’éclat vacillant de ces feux, l’inanité de mes efforts. À mesure que les hommes approchaient, que leurs silhouettes se détachaient sur l’horizon d’encre, je sentis, dans la gorge, non pas l’élan de crier ou d’appeler, mais une sécheresse douloureuse, comme si ma voix, déjà confisquée par l’exil, s’était refusée à se compromettre dans les cris de la peur, et qu’elle avait choisi, au contraire, de s’ensevelir dans le mutisme de la dignité.
Les chevaux, malgré la sollicitation de mes mains tremblantes, ralentirent, non point par trahison, mais par l’épuisement noble de ceux qui, ayant donné tout ce qu’ils pouvaient, ne trouvent plus dans leur chair qu’une fidélité silencieuse à l’effort déjà accompli. Et quand je sentis leur pas s’alourdir, puis s’arrêter presque, je compris que la fuite, loin d’être suspendue seulement par l’ennemi, l’était aussi par la limite de la nature elle-même, qui, dans cette défaillance animale, semblait prononcer contre moi une seconde condamnation.
Ils furent sur moi soudain, avec cette brusquerie qui n’est pas la violence mais l’accomplissement trop longtemps retardé de ce qui devait arriver. Des mains rugueuses m’empoignèrent, et je sentis, dans la chair de mes bras, l’inflexible autorité de leurs doigts qui, bien plus que la volonté de leurs corps, étaient l’instrument docile de l’empereur invisible. On me jeta à bas, et, dans la poussière, mes lèvres touchèrent la terre froide : je pensai alors que ce contact humiliant, ce goût amer et glaiseux, résumait mieux que tous mes vers la réalité nue de mon exil, qui n’était pas seulement l’éloignement de Rome, mais l’abaissement de mon être jusqu’à la matière la plus inerte.
On lia mes mains derrière mon dos avec une corde qui, trop serrée, menta au mot de lien en devenant morsure ; et cependant, dans cette étreinte qui me privait de gestes, je découvrais, paradoxalement, une liberté nouvelle : celle de ne plus feindre, celle d’abandonner toute illusion de fuite et de confier à la seule mémoire intérieure, là où aucun geôlier ne pouvait atteindre, la conservation de ce que j’avais tenté. Lorsque je fus relevé, les torches m’éblouirent : leurs lueurs rouges, oscillantes, me firent l’effet d’un couloir enflammé que j’aurais dû traverser comme on traverse, dans un songe, une suite interminable de salles illuminées où chaque flamme éclaire, pour la rendre plus vive, la conscience de notre propre impuissance.
Et pourtant, tandis qu’ils me conduisaient, attaché et muet, je songeai qu’il y avait dans cet instant — le plus humiliant de ma vie, le plus dépouillé de faste, de beauté, de liberté — une sorte de grandeur étrange, car il accomplissait, d’une manière brutale mais irrévocable, cette vérité qu’au fond je savais depuis le premier jour de mon bannissement : qu’on n’échappe pas à la sentence, que la fuite n’est qu’un détour, et que la poésie elle-même, si elle nous console, ne nous sauve pas.