L'Exil, roman (90)
Le convoi avait quitté la voie pavée depuis deux jours déjà, et l’air se faisait plus cru, chargé d’une odeur de steppe que n’adoucissaient ni les pins épars ni les rares masures accrochées au passage des collines. La mer, invisible encore, exhalait dans les nuits une haleine de sel et de rouille.
Ovide, assis sur une charrette grinçante, la tête enveloppée dans sa cape, fixait obstinément la ligne tremblée de l’horizon. Chaque cahot réveillait en lui l’idée que Rome s’éloignait à jamais, qu’elle se dissolvait dans ce chemin pierreux comme une cité engloutie au fond des brumes.
À la halte du soir, les soldats qui l’escortaient trouvèrent refuge dans une sorte de relais délabré. Une vaste salle voûtée, éclairée par la flamme maigre de deux lampes à huile, offrait quelques bancs et un feu hésitant. Là, dans un coin, presque dissimulé par son manteau élimé, un vieil homme se tenait immobile, comme une pièce de mobilier trop ancienne pour qu’on la remarque encore.
On eût dit qu’il attendait, depuis des années, précisément l’arrivée de cet exilé. Son visage, raviné de rides profondes, portait cette expression indéchiffrable qu’on prête aux statues brisées. Ses yeux, d’un gris trouble, ne semblaient regarder personne et cependant, quand Ovide leva enfin la tête, il eut la sensation aiguë d’être observé depuis longtemps.
Le silence dura. Puis l’homme, d’une voix douce mais grave, qui semblait sortir autant des pierres que de sa poitrine, prononça :
— Tu crois perdre Rome. Mais ce que tu perds n’est qu’une ombre.
Ovide tressaillit. Il voulut répondre, mais aucun mot ne vint. Le vieillard poursuivit :
— Tu es condamné à Tomis, dis-tu. Mais le vrai exil n’est pas celui qu’on t’inflige. Le vrai exil, poète, c’est de n’avoir pas encore franchi le seuil de toi-même. Rome t’a donné le chant, mais elle t’a retenu à la surface. Ici commence ta métamorphose.
Ces paroles, venues d’un inconnu, sonnaient comme une énigme. Ovide, d’abord révolté, sentit naître en lui une sorte de vertige : et si cet homme n’était pas un simple voyageur, mais l’incarnation d’un de ces oracles anciens que le monde oubliait ?
Il s’approcha, hésitant :
— Qui es-tu, vieil homme ?
Le regard gris se fixa enfin dans le sien. Une lumière indéfinissable passa, presque douloureuse.
— Peu importe qui je suis. Retire de ce que je dis un signe, comme on cueille une herbe amère au bord de la route. Tu croiras mourir de l’avoir goûtée. Mais un jour, tu sauras que c’était ton viatique.
Et déjà le silence retombait. Les flammes vacillaient, projetant sur les murs des ombres de cavaliers et de monstres. Quand Ovide voulut reprendre la parole, le vieil homme avait fermé les yeux, comme retiré à jamais en lui-même.
Cette nuit-là, dans l’étroite chambre du relais, Ovide ne parvint pas à dormir. La voix du vieillard revenait sans cesse, se mêlant au fracas du vent contre les volets. Les mots — ombre, seuil, métamorphose — vibraient en lui comme les fragments d’un poème encore informe, destiné à le poursuivre jusqu’aux confins du monde.