L'Exil, roman (92)
Les grappins sifflèrent dans la nuit, se plantant dans les bordages de la trirème comme des crocs dans la chair d’un taureau. Les pirates bondirent à bord, silhouettes dégoulinantes, armées de cimeterres courbes et de haches au tranchant luisant. Leur cri, rauque et guttural, couvrit le fracas de la tempête.
Le capitaine dalmate, brandissant une lance écourtée, rugit :
— Aux armes, Romains ! Qu’ils goûtent au fer avant au naufrage !
Le pont se transforma en arène. Les rameurs, brisant les bancs pour en faire des gourdins, frappaient à l’aveugle, tandis que les archers décochaient des traits qui se perdaient dans la pluie. Un pirate, aux cheveux tressés d’os, abattit sa hache sur le crâne d’un marin ; le sang jaillit aussitôt lavé par l’averse. Un autre, bondissant avec l’agilité d’un fauve, se jeta sur la proue et tenta d’arracher la bannière romaine, comme pour insulter l’empire jusque sur ces flots.
Ovide, lui, titubait au milieu de cette mêlée. Le poète n’avait jamais tenu qu’une plume, et voilà qu’il se retrouvait cerné par des lames. L’un des forbans, un géant au torse nu tatoué de serpents, se précipita sur lui. La bouche ouverte, Ovide sentit le souffle fétide de l’assaillant, et dans un geste de panique, il leva son stylet de bronze. L’arme mince trouva la gorge, et l’homme s’écroula dans un gargouillis d’écume et de sang.
Un silence intérieur, un abîme, s’ouvrit alors dans l’âme du poète. Il venait de tuer. Les mots lui manquaient, et pourtant son corps se mit à trembler comme s’il récitait un vers interdit.
Mais déjà le combat grondait. Le capitaine se battait comme un héros d’Homère, ses coups de lance traçant des arcs sanglants. À ses côtés, un vieux rameur maniait sa rame comme un glaive, brisant mâchoires et clavicules. Les pirates, pourtant, étaient plus nombreux. Chaque fois qu’un tombait, deux autres grimpaient par les grappins ruisselants.
Un choc terrible fit gémir le bois : le navire ennemi avait relancé son éperon. La trirème romaine, éventrée, se couvrit de fissures d’où jaillissaient déjà des jets d’eau. Le capitaine hurla :
— À la mer ! Sauvez vos vies, qu’on ne leur laisse que des cadavres !
Mais les pirates, ivres de rage, se battaient non pour le butin, mais pour le sang. Ovide vit l’un d’eux lever un coutelas au-dessus d’un adolescent grec, mousse au visage encore imberbe. Sans réfléchir, il se jeta entre les deux, recevant sur son manteau la pointe qui glissa heureusement sur le tissu mouillé. D’un coup maladroit, presque ridicule, il repoussa l’agresseur, que la vague acheva en le rejetant par-dessus bord.
Alors, tout céda. La coque craqua comme une amphore fracassée. L’eau monta par torrents. Hommes et pirates, ennemis d’un instant, se retrouvèrent noyés dans la même panique. Les cris devinrent hurlements indistincts, mêlés à la plainte du bois et à la voix monstrueuse de la mer.
Ovide, emporté par un tourbillon, vit une dernière fois le capitaine, debout, tenant sa lance comme un étendard, avant que les flots ne l’engloutissent. Puis il ne resta que des planches, des armes, et des corps mêlés dans la tempête.
Accroché à un débris, le poète, haletant, murmura à travers ses lèvres bleuies :
— Ô dieux cruels… vous m’avez laissé survivre… pour que je porte cet exil jusqu’au bout.