L'Exil, roman (94)
La nuit était lourde, saturée d’une brume qui semblait suinter de la terre même, comme si la plaine immense respirait une haleine glacée et hostile. Ovide, dans le demi-sommeil d’un exilé consumé par la fièvre, se tourna sur sa couche de paille. Son esprit, flottant entre rêve et conscience, fut entraîné dans une vision où les frontières de la réalité s’effaçaient.
Il errait à présent dans une steppe sans fin, couleur de cendre. Le ciel, bas et tourmenté, n’était ni celui du jour ni celui de la nuit, mais un plafond indistinct d’ombres mouvantes, comme un voile de ténèbres palpitantes. L’air y avait le goût métallique du sang ancien.
Au loin monta un hurlement. D’abord unique, il s’étira comme une lame, aigu et plaintif ; puis d’autres voix le rejoignirent, tissant une clameur polyphonique, sauvage et terrible. Ovide sentit son cœur se serrer. Les loups. Ils ne chassaient pas seulement pour se nourrir. Ils chantaient une liturgie funèbre, une convocation immémoriale.
Il voulut fuir, mais ses jambes s’alourdissaient comme pétrifiées. Le sol lui-même semblait s’ouvrir sous ses pas, comme s’il marchait sur des tombes récentes. De la brume surgirent alors les silhouettes basses et mouvantes des bêtes. Leurs yeux luisaient d’une phosphorescence malsaine, non animale, mais empreinte d’une intelligence étrangère. Leur pelage, sombre et hirsute, se confondait avec la nuit, de sorte qu’on ne distinguait d’eux que la mâchoire garnie de crocs et le regard incandescent.
— Miserere, murmura Ovide, comme s’il priait un dieu absent.
Mais le cercle se referma. Les loups, innombrables, formaient une ronde autour de lui, avançant à pas lents, rythmés, comme une procession rituelle. Le poète comprit qu’il n’était plus un homme traqué, mais une victime désignée, offerte à une puissance que son esprit romain ne savait nommer.
Alors le premier bondit. Le choc fut foudroyant, et la morsure déchira son épaule avec la précision d’un couperet. D’autres se ruèrent, le renversant dans la poussière froide. Sa chair se lacéra sous les crocs avides. Mais ce n’était pas seulement sa chair : il sentait, d’une manière innommable, que son âme elle-même se fragmentait, arrachée lambeau par lambeau, happée par la gueule des bêtes.
Le ciel gronda. Dans le tumulte de la meute, Ovide perçut soudain que les hurlements n’étaient pas ceux d’animaux : chaque note, chaque cri, avait la résonance de syllabes antiques, une langue oubliée que même Homère n’avait jamais entendue. Les loups chantaient, et ce chant était un rituel. Il comprit avec une terreur infinie qu’ils ne le dévoraient pas seulement : ils l’effaçaient, le bannissaient de toute mémoire humaine, le condamnant à un néant pire que l’oubli.
Son dernier souffle se mêla à la clameur. Puis tout sombra.
Au matin, Ovide se réveilla en sursaut dans la masure glacée où il était exilé. Sa poitrine saignait : de longues traces rouges marquaient sa peau, comme si les crocs du cauchemar l’avaient bel et bien atteint. Et dans le silence du jour naissant, un hurlement lointain résonna, répondant aux échos de son rêve.