Carl Schmitt et l'Etat de droit
Carl Schmitt, qui avait été voué aux gémonies en raison de ses relations avec le Troisième Reich, fait un retour en force remarqué dans les études de science politique depuis une dizaine d’années, et surtout, en fait, depuis le 11 septembre 2001 et ce qui en a suivi, à savoir le Patriot Act. Ainsi, Carl Schmitt intéresse Giorgio Agamben, référence philosophique des milieux anarcho-autonomes.
L’administration Bush aura donc remis en selle l’ancien juriste allemand. Le Patriot Act qui allait contre certaines libertés fondamentales, remis au gout du jour l’analyse lucide voire pessimiste et cynique du droit selon Carl Schmitt. Pour Carl Schmitt, le droit n’est pas un système abstrait comme pour Kelsen par exemple. Le droit est avant tout l’expression d’une force. La force est antérieure au droit et non l’inverse.
Si Max Weber disait déjà que l’Etat avait « le monopole de la violence légitime », Schmitt pourrait ajouter que les démocraties modernes tirent de l’apparente légalité de la violence une légitimité. La légalité abstraite fait la légitimité dans les démocraties occidentales selon Carl Schmitt, mais pour lui, c’est évidemment une illusion abstraite.
Toute l’entreprise de Schmitt, on l’aura compris, est une entreprise de démystification du droit des démocraties occidentales modernes. Schmitt trouve les démocraties profondément hypocrites (consciemment ou inconsciemment) car elles refusent le tragique du politique, qui réside parfois dans l’injustice. La démocratie moderne est un moralisme. La démocratie n’est pas qu’un régime juridique, positiviste, comme voulait nous le faire croire Kelsen. C’est un régime qui se place du côté du Bien (d’où l’idéologie droit de l’hommiste et le droit d’ingérence).
Le Patriot Act correspond-t-il aux libertés juridiques fondamentales ? Non. L’administration Bush a-t-elle respecté le « droit international » et l’ONU pour intervenir en Irak en 2003 ? Non. L’analyse cynique du droit par Carl Schmitt est réactualisée et ressurgit au moment où le cynisme des démocraties se fait jour. Alors on nous dira que c’est le terrorisme qui nécessite un tel Etat d’exception. Le mot est lâché : état d’exception. Voici le concept clef de l’oeuvre de Carl Schmitt et de sa vision du politique.
L’état d’exception confirme la règle de Schmitt pourrait-on dire. La vérité du politique réside justement dans l’état d’exception et non dans l’Etat de droit qui n’en est qu’un paravent. Dès que les choses sérieuses commencent, on en revient à l’état d’exception : on appelle ça l’état d’urgence. Pendant l’état d’urgence, une perquisition sans autorisation judiciaire est possible. L’oikos (le privé) peut à tout moment relever du domaine du public.
Le Conseil d’Etat s’alarme récemment du prolongement de l’état d’urgence en France. Il est vrai que l’état d’exception ne pourrait devenir la règle : ce serait gênant pour les principes de nos démocraties libérales. Mais le zeitgeist est décidément schmittien : Manuel Valls voit une nécessité dans le prolongement de l’état d’urgence et Jean-Yves Le Drian intitule un de ses livres Qui est l’ennemi ? , qui résonne lorsque l’on sait que l’essence du politique pour Carl Schmitt est la discrimination entre l’ami et l’ennemi.
L’orthographe est très parlante quand on compare l’Etat de droit et l’état d’urgence. L’Etat de droit s’écrit avec une majuscule : on est encore dans le domaine de l’abstrait, du concept, des grandes valeurs positivistes kelséniennes. L’état d’urgence s’écrit avec un tout petit « é », nous ne sommes plus dans l’emphase des grands principes, mais dans la modestie face une vérité : l’Etat avec un E majuscule est descendu de son piédestal moral pour devenir un mode opératoire pragmatique mais efficace de contrôle. On passe de l’éthique à la technique.
C’est l’un des objectifs du terrorisme que de pousser les démocraties libérales à mettre de côté leur idéalisme juridique. Ainsi, les démocraties libérales perdent leur principal atout face aux régimes autoritaires : le respect de règles précises et intangibles. Les populations risquent alors de choisir les régimes autoritaires qui, selon elles, pourraient leur apporter une véritable fermeté voire efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Avec le terrorisme, les démocraties libérales perdent sur les deux tableaux : elles perdent leur âme en quelque sorte sans gagner en efficacité et en légitimité selon les masses. Ce qu’elles perdent dans le domaine de la morale démocratique, elles ne semblent pas le gagner (selon les masses) dans le domaine de l’efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Les démocraties libérales font alors face à un double procès : celui de l’hypocrisie, de la trahison et celui du laxisme, de la faiblesse.
Ce que nous dit Carl Schmitt, c’est que le droit ne se soutient pas lui-même. Il y a une subordination du droit au politique et non l’inverse. Le politique relève du pouvoir de décision. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » écrit Carl Schmitt dans sa Théologie politique, en 1922. « L’exception est plus significative que la règle » ajoute Carl Schmitt.
C’est là la thèse intéressante de Schmitt : la dictature est au coeur de l’Etat moderne car la dictature est une notion d’origine républicaine. Il s’emploie à démontrer cette thèse dans son livre paru en 1921 : La dictature. Schmitt voit dans le républicanisme moderne (Machiavel mais aussi Bodin, le penseur de l’absolutisme) une défense de la notion de dictature qui selon lui mène ensuite au jacobinisme de la Révolution française (thèse qui est celle également mutatis mutandis de Maistre et de Tocqueville).
En énonçant cette thèse audacieuse, Schmitt s’inscrit en faux contre les dénégations des penseurs libéraux. Ainsi Benjamin Constant affirme : « Tout gouvernement se perd en sortant de la légalité ». Et Kant d’ajouter dans la Doctrine du droit : « Il ne saurait y avoir de nécessité qui rende légal ce qui est injuste ». Schmitt écrit La dictature dans un contexte particulier : lorsque les spartakistes souhaitent renverser la République de Weimar.
Pour Schmitt le libéralisme est faible : l’état de droit bourgeois est incapable d’assumer l’état d’exception parce qu’il affiche une confiance dans le « règne des lois » et rejette en principe la décision arbitraire. Schmitt retrouve donc chez Machiavel l’affirmation d’un Etat fort : « Pour la République, la dictature est précisément une question vitale. Et cela parce que le dictateur n’est pas un tyran, et que la dictature n’est pas une forme de pouvoir absolu, mais une manière spécifique, pour la Constitution républicaine, de sauvegarder la liberté ».
Toute la question pour le dictateur républicain est de savoir alors si il est un dictator ad tuendam constitutionem (un dictateur pour protéger la Constitution), ou un dictator ad constituendam constitutionem (un dictateur pour promulguer une nouvelle Constitution). Le risque de l’état d’urgence ou de l’état d’exception est alors celui de l’illimitation, de l’hybris : « En cas d’urgence, on peut uniquement dire que le dictateur est autorisé à faire tout ce qui est nécessaire en fonction de la situation objective. C’est la raison pour laquelle, dans la dictature, la fin, qui consiste à réaliser une situation concrète, domine exclusivement, libérée de toutes les entraves juridiques ».
Peu de semaines avant de mettre fin à ses jours, Walter Benjamin (qui a lu Carl Schmitt) écrit dans Sur le concept d’histoire : « L’état d’exception est devenue la norme sous laquelle nous vivons ». Giorgio Agamben reprendra ce thème de la banalisation de l’état d’exception après le 11 septembre 2001.
En France, l’article 16 de la Constitution de 1958 incarne l’état d’exception. L’article sur les « pleins pouvoirs » que l’on a pu accuser de pouvoir transformer le Président en « dictateur temporaire ». Cet article n’a été utilisé qu’une fois, par De Gaulle en avril 1961 lors du putsch des généraux à Alger, et a été encadré par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.