"La dispute" de Marivaux
Lorsque Marivaux écrit et fait représenter La Dispute, en 1744, il a 56 ans et a déjà écrit L’île des esclaves (1725) et Le jeu de l’amour et du hasard (1730). La Dispute est à cette époque un échec public qui s’explique par l’émergence d’une nouvelle forme de comédie, la comédie dite « larmoyante » ou « moralisante », différente de ce que peut faire Marivaux. La Dispute n’en a pas moins une postérité certaine, réactivée surtout à la fin du XXème siècle, après presque deux cents ans de relatif oubli.
C’est qu’une certaine ambiguïté parcourt la pièce. On peut en effet la considérer comme une comédie légère, en tout cas plaisante et fraîche. A l’inverse, on peut l’analyser comme une pièce sombre, cruelle sur la valeur du sentiment amoureux. Les mises en scène les plus récentes, et notamment celle de Patrice Chéreau, en 1973, insiste sur ce dernier aspect de la pièce. Au reste, la pièce propose un dispositif de mise en abyme, de théâtre dans le théâtre assez astucieux, permettant une réflexion sur l’artifice et l’illusion dramatique.
Dès lors, quelles formes dramaturgiques cette ambiguïté prend-t-elle ? Comment étudier le dispositif de mise en abyme qui structure l’ensemble de la pièce ? Quelle est la fonction de l’ingénuité des jeunes gens présents dans la pièce ? En quoi l’écriture de la pièce participe-t-elle d’une esthétique de la suggestion ?
Nous analyserons d’abord le registre comique de la pièce avant d’étudier ses traits plus graves et sérieux pour enfin considérer la méditation philosophique sur la valeur de l’amour et sur la théâtralité que la pièce peut prodiguer.
La Dispute est d’abord une comédie fantaisiste, qui se fonde sur un esprit de jeu, même si elle porte en elle les traits d’une distance démystificatrice vis-à-vis de la vraisemblance.
L’ingénuité des jeunes gens élévés à l’écart de la société des hommes est le principal ressort comique de la pièce. L’ingénu, parce qu’il découvre des évidences, parce que même adolescent il semble avoir la perception d’un jeune enfant, prête à rire. Ce type, issu de la commedia dell’arte et de la tradition de la farce, est déjà présent chez Molière, notamment avec le personnage d’Agnès dans L’Ecole des Femmes (1662). On le retrouve chez Voltaire avec le personnage du Huron en 1767. L’ingénu ignore la dissimulation : c’est la nature qui parle à travers lui. Cette candeur peut rapidement devenir risible. Ainsi, à la scène 3, le narcissisme sans retenu d’Eglé qui découvre son visage :
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« Carise : Il est vrai que vous êtes belle.
Eglé : Comment « belle » ? admirable ! Cette découverte-là m’enchante. (Elle se regarde encore). Le ruisseau fait toutes mes mines et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir à me regarder, Mesrou et vous. Je passerais ma vie à me contempler ; que je vais m’aimer à présent ! »
De même, toujours à la scène 4, nous pouvons noter comme effet comique le fait qu’Eglé pense que le reflet de son visage dans le ruisseau perdure après qu’elle est partie :
« Azor : Oui, mais je vous perdrai de vue.
Eglé : Non ; vous n’avez qu’à regarder dans cette eau qui coule ; mon visage y est, vous l’y verrez. »
A l’heure de la comédie « moralisante » ou « larmoyante », Marivaux ne souhaite pas exclure le rire mais au contraire le mobiliser à chaque scène. Ces répliques, accompagnées de didascalies efficaces, participent d’une atmosphère en partie ludique et légère. Le geste qui accompagne le langage permet de donner au comédien la possibilité d’user de son potentiel comique. Ainsi, à la scène 13 :
« Mesrin : […] nous rirons, nous sauterons, n’est-il pas vrai ? J’en saute déjà. Il saute.
Azor, il saute aussi : Moi de même, et nous serons deux […]
Mesrin : […] sautons encore pour nous réjouir de l’heureuse rencontre. (Ils sautent tous deux en riant) : ah ! ah ! Ah ! »
Le caractère très enfantin, presque ridicule des personnages qui sautillent de joie est d’une puissance comique totale, immédiate et communicative. L’accumulation de ces répliques, accompagnés de gestes quasi-farcesques, contribue au rythme vif de la pièce, rythme qui ne cesse de s’accélérer au fil des scènes, pour atteindre une certaine forme de vertige à la fin de la pièce. Ce vertige est celui de l’inconstance des jeunes gens, c’est le vertige du désir inassouvi qui change toujours d’objet. Ainsi, à la scène 20, Eglé affirme qu’elle n’est pas insensible à Meslis qui vient d’apparaître.
Cette sorte d’outrance dans l’ingénuité des personnages semble faire signe vers une sorte de mise à distance de la vraisemblance et l’affirmation du caractère ludique du dispositif comique. Le comique a ici quelque chose d’irréel et cela ne tient pas exclusivement au lieu et au décor où se déroule la pièce. Le comique n’a pas ici une visée réaliste. Comme tout registre comique, il s’appuie sur des types, par définition excessifs et quasi-caricaturaux, mais ces types ici ne sont pas seulement utilisés à des fins purement farcesques mais également dans une procédure de démystification et de dévoilement de certains comportements inhérents à la comédie humaine en général.
La fraîcheur des personnages est comique. Cette candeur a quelque chose de risible. Leur absence totale d’inhibition et finalement des règles les plus élémentaires de la vie en société, leur franchise, révèle, plus généralement, le désir de possession, l’élan narcissique de la coquetterie, le rôle premier des sens et du toucher dans la rencontre amoureuse. Autrui, dans la relation amoureuse, est dès lors considéré comme un objet. Ainsi, à la scène 4, Azor affirme : « Je veux toujours avoir vos mains ; ni moi ni ma bouche ne saurions plus nous passer d’elles ». De même, Eglé, à la scène 5, racontant son aventure à Carise et Mesrou, déclare : « C’est qu’il y a une grande nouvelle […] j’ai fait l’acquisition d’un objet qui me tenait la main ».
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Le comique apparaît donc ici comme un instrument de lucidité et de dévoilement. L’amour, même à l’écart de l’apprentissage des conventions de la société, n’est pas ce sentiment pur que l’on idéalise. Dès lors, l’hypothèse de la pureté originelle s’en trouve rapidement contredite. Le « premier âge du monde » qu’évoque le Prince à la scène 2 n’est pas un âge d’or. Le spectateur peut dès lors tirer des leçons de cette comédie. Il s’agit d’observer la comédie des sentiments humains qui se joue devant nos yeux. La lucidité sur la nature humaine et sa condition n’empêche cependant pas le rire.
Cette lucidité de Marivaux sur l’âme humaine a ainsi pu donner lieu à d’autres lectures, plus sombres, de la pièce.
Ce travail de réinterprétation a été le fait de plusieurs mises en scène modernes, à commencer par celle de Patrice Chéreau en 1973 qui a d’abord considéré La Dispute comme un conte noir et une pièce cruelle. On peut évidemment s’interroger sur cette lecture de la pièce et affirmer qu’il s’agit là d’une surinterprétation, qui grossit certains éléments de la pièce et effectue une relecture quasi-tragique, qui s’insère dans un paradigme moderne ou post-moderne, fort éloigné de l’intention originelle de Marivaux. Cette relecture moderne peut cependant se fonder sur plusieurs données incontestables, présentes dans la pièce.
Cette relecture peut en effet se fonder sur la mise en évidence, au sein de la pièce, d’une atmosphère plus oppressante qu’il n’y paraît et sur une interrogation sur la nature réelle de l’expérimentation conçue par le père du Prince. La pièce commence d’ailleurs d’une manière inquiétante, surtout pour le personnage d’Hermiane. S’attendant à trouver une fête, Hermiane atterrit, en suivant le Prince, dans un lieu sauvage et solitaire. Elle peut ainsi légitimement croire qu’elle a été dupée par le Prince et peut ainsi logiquement apparaître comme défiante vis-à-vis de ce dernier :
« Hermiane : Où allons-nous, Seigneur ? Voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n’y annonce la fête que vous m’avez promise.
Le Prince, en riant : Tout y est prêt.
Hermiane : Je n’y comprends rien ; qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? Où me menez-vous ?
Le Prince : A un spectacle très curieux. »
A la surprise initiale d’Hermiane succède ses interrogations inquiètes faites au Prince. Ce dernier ne cherche en aucun cas à rassurer Hermiane ou à lui expliquer tout de suite de quoi il retourne (ce qu’il fait à la scène 2) mais au contraire rit. Le lieu de la « fête » est un imposant édifice, entouré de par de hauts murs. Quel genre de « spectacle » peut-il y avoir dans un lieu si peu accueillant et si peu divertissant ?
Le Prince a-t-il des pouvoirs de magicien et va-t-il faire apparaître de toutes pièces un spectacle divertissant ? L ‘expérience dont parle alors le Prince à la scène 2 a quelque chose de terrifiant. Les mots sont neutres mais la connotation est forte : il s’agit bel et bien de la séquestration de quatre enfants pris au berceau. Leur liberté est toute relative : ils sont les instruments d’une expérimentation et sont surveillés par Carise et Mesrou.
De surcroît, un dispositif quasi panoptique encadre leur vie. Le théâtre dans le théâtre se teinte alors d’une connotation sombre : celle du voyeurisme. Les jeunes gens peuvent être vus, observés mais ne peuvent pas en retour observer ceux qui les scrutent et c’est en cela qu’ils ne sont pas libres. Voici comment le Prince, à la fin de la scène 2, décrit ce dispositif de contrôle : « Voici une galerie qui règne tout le long de l’édifice, et d’où nous pourrons les voir et les écouter, de quelque côté qu’ils sortent de chez eux ».
Ainsi, de la scène 3 à la scène 20, le Prince et Hermiane observent attentivement les actions et les paroles des jeunes gens. Nous pouvons également nous interroger sur l’identité du Prince. Le texte ne nous dit pas grand chose sur lui, c’est le seul personnage qui n’a pas de nom précis : il n’est désigné que par son titre. Il incarne en tout cas une figure du pouvoir : dès les premières scènes, il mène le jeu et donne des ordres. Son caractère despotique est confirmé au dénouement lorsque, d’un mot, il décide du sort des jeunes gens : « Allez, Carise, qu’on les mette à part, et qu’on place les autres suivant mes ordres ». Cette phrase, qui est un ordre, nous montre le pouvoir effectif du Prince, qui peut déplacer les jeunes comme des objets, selon son bon vouloir. L’absence de délibération nous révèle ce que son pouvoir a d’arbitraire. Au reste, le Prince a peut voulu montrer cette expérimentation à Hermiane dans le but de la déstabiliser alors qu’elle refuse de céder à ses avances.
Carise et Mesrou ont un rôle ambigu. Ils semblent à la fois bienveillants à l’égard d’Azor et Eglé mais sont également aux ordres du Prince. Ils donnent ainsi des conseils à Azor et à Eglé pour que ces derniers restent amoureux le plus longtemps possible. Ainsi, à la scène 6, ils leur conseillent de se séparer de temps en temps pour que le désir amoureux ne sépuise pas (Carise : « De grâce, songez aux petites absences »).
Or, nous nous apercevons également que Carise et Mesrou obéissent au Prince. A la scène 20, le Prince s’adresse à Carise : « Allez, Carise, qu’on les mette à part ». C’est l’intervention de Carise, à la scène 10, qui va relancer et envenimer la querelle entre Eglé et Adine d’où va surgir le double projet d’inconstance ; c’est Mesrou qui va venir à bout de l’ultime résistance d’Eglé, en lâchant apparemment incidemment le nom de « Mesrin » à la scène 16… Manipulateurs aux ordres du Prince tout-puissant, « hommes de l’ombre », Carise et Mesrou incarneraient alors une sorte de fatalité à laquelle aucun des jeunes gens ne pourrait échapper.
Sans conscience de ce qui se trame autour d’eux, mus par leurs seuls instincts, ils semblent pris au piège. L’accélération qui caractérise la fin de la pièce témoigne de cette tension. Les différentes rencontres ayant eu lieu, le mouvement s’emballe, comme si le principe d’inconstance devenait une machine infernale. Les premières infidélités en entraînent aussitôt d’autres : Eglé veut « ravoir » Azor, puis convoite Meslis ; Adine revient vers Mesrin ; les personnages paraissent pris dans un vertige sans fin.
De façon insolite et totalement opposée aux dénouements classiques des comédies, généralement placés sous le signe de la réconciliation et de la fête, la pièce s’achève dans un certain désordre et avec brusquerie. Rien n’est résolu, sinon l’arrêt arbitraire et violent de ce « spectacle » fou décidé par la sentence du Prince ; Hermiane prononce le mot de la fin, qu’on peut lire comme le constat tragique d’un impossible accord : « Croyez-moi, nous n’avons pas lieu de plaisanter. Partons ».
L’éden est devenu un enfer ; la pièce le miroir d’un monde en déliquescence. Il n’est pas sûr que Marivaux l’ait voulu telle. Peut-être faut-il faire attention également à ne pas gâcher la grâce du texte original en le surinterprétant. Il est cependant intéressant de voir comment une pièce comique peut être relue comme un conte sombre.
La Dispute, enfin, est une pièce propice à la réflexion philosophique.
La pièce convoque plusieurs thèmes philosophiques. Elle convoque d’abord le mythe du premier homme et la réflexion sur l’origine des comportements humains. Le sujet de la pièce, tel du moins qu’il est exposé dans ses deux premières scènes, la rattache indéniablement aux Lumières et à ses préoccupations philosophiques.
Lors d’une soirée donnée par un Prince, une querelle s’est élevée pour savoir qui, de l’homme ou de la femme, « avait le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour » (scène 1). Hermiane, que le Prince visiblement poursuit de ses ardeurs, avait alors soutenu, contre l’avis de tous, que cette responsabilité originelle de l’inconstance ne pouvait incomber qu’à l’homme. A l’ouverture de la pièce, le Prince, revenant sur cette querelle, prétend être en mesure de trancher la question. Il n’est plus question d’argumenter ; il faut, pour couper court aux idées préconçues et opinions incertaines, faire table rase, reprendre les choses à leur commencement, remonter à l’origine : « c’est la nature elle-même que nous allons interroger », dit le Prince, promettant à Hermiane de lui faire assister « au commencement du monde et de la société » (scène 1).
La nature dont il est ici question doit se comprendre comme une valeur qui prend son sens dans son opposition aux notions de culture ou de civilisation. En référer à la nature, dans le discours du Prince comme dans la pensée des Lumières qu’il semble ici représenter, c’est en référer à un état originel, premier, préalable à toute forme d’acquisition. Ce concept de nature originelle constitue une sorte de norme, un principe de vérité, à partir duquel on peut porter des jugements. L’enjeu du « spectacle très curieux » auquel nous convie le Prince – et donc a priori l’enjeu de la pièce – est de rendre compte de cet état de nature à partir duquel l’accès à une véritable certitude sera possible.
Les quatre jeunes gens, élevés à l’écart du monde, isolément, incarnent l’humanité originelle dont ils vont, en quelque sorte, raconter l’histoire. Ainsi, le Prince déclare : « On peut regarder le commerce qu’ils vont avoir ensemble comme le premier âge du monde ; les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera », (scène 2).
Remonter aux origines, voir l’homme à l’état naissant, dépourvu encore de toute connaissance, comprendre comment l’expérience le construit, telle est l’idée sur laquelle semble reposer La Dispute, et qui est omniprésente dans la pensée de l’époque.
De surcroît, cette passion de l’origine illustre l’optimisme des Lumières et la confiance dans les pouvoirs de l’analyse rationnelle qui caractérise l’esprit philosophique. La longue réplique du Prince (scène 2) souligne le lien : c’est parce qu’il était « naturellement assez philosophe » que le père du Prince « résolut de savoir à quoi s’en tenir, par une épreuve qui ne laissât rien à désirer ».
La quête de vérité s’appuie ici sur la démarche expérimentale, très en vogue tout au long du XVIII ème siècle : s’il est impossible de revenir « réellement » au commencement du monde, on peut tenter toutefois de le reconstituer « expérimentalement ».
Partant du postulat que l’évolution d’un individu reproduit l’ensemble de l’évolution humaine, l’instigateur de l’expérience imagine donc de reconstituer l’origine en isolant quatre « cobayes » dont l’observation rendra possible une généralisation fondée en raison. Ainsi imaginée, l’expérimentation qui va se dérouler sous le regard du Prince, d’Hermiane et du spectateur fait penser aux nombreux débats philosophiques sur le thème de l’inné et de l’acquis suscités par les cas d’enfants « sauvages » périodiquement signalés dans les campagnes. Elle présente cependant une dimension particulièrement radicale puisqu’elle ne résulte pas de circonstances fortuites, mais d’un projet volontaire qui ne va pas sans une certaine cruauté.
Or, en rapportant ainsi la démarche expérimentale à des personnages de fiction (le père du Prince et le Prince lui-même) à l’égard desquels il prend une certaine distance, Marivaux ne la met-il pas en question, ou du moins n’interroge-t-il pas ses fondements ? On peut d’autant plus se le demander que l’expérience, au terme de la pièce, ne mène à rien. La question initiale n’est pas tranchée, chacun reste sur ses positions. L’arrivée inopinée d’un troisième couple dont bizarrement il n’avait jamais été question auparavant, et dont la constance revendiquée n’a rien de sympathique, ne fait que renforcer l’absence de conclusion.
Ce final surprenant confirme, dans sa rapidité même, le déplacement de l’enjeu que laissait déjà entrevoir toute l’action centrale de la pièce. Au fond, il est sans doute moins question, dans La Dispute, de savoir qui de l’homme ou de la femme a pu (ou dû) être le premier infidèle, que d’interroger ce qui se joue, au plus profond de l’être, dans les relations entre les hommes et les femmes. On comprend que ce n’est pas tant la reconstitution d’un hypothétique état de nature qui intéresse Marivaux que la mise en évidence de la complexité qui régit les rapports humains. Du reste, plusieurs éléments montrent que la situation expérimentalement recréée ne coïncide pas exactement avec l’état de pure nature.
D’abord, les enfants ne sont pas absolument seuls, puisqu’ils sont élevés par Carise et Mesrou dont le rôle auprès d’eux ne manque pas d’ambiguïté. Ensuite, s’ils ont bien la naïveté de la jeunesse, ils sont néanmoins marqués par la culture, puisqu’ils ont appris à parler la langue du siècle (et qu’ils ont également des leçons de musique, comme on l’apprend à la scène 11). Enfin, leurs réactions, dans des situations comparables, sont très différentes, signe s’il en est que la vérité de chaque individu ne peut être rapportée à un modèle universel.
Cette dernière idée induit l’échec de l’expérimentation mise en scène dans la pièce. S’il y a une « leçon » à en tirer, c’est qu’en matière de connaissance du coeur humain, la méthode expérimentale ne peut pas fournir de réponse satisfaisante. Alors que la pensée des Lumières, fondamentalement optimiste, aspire à fonder en raison une morale ou même une vertu naturelle, Marivaux, plus pessimiste peut-être, ou plus lucide, n’y croit guère. La morale n’est pas une affaire de raison, mais de coeur ; elle ne peut se décider collectivement, mais se détermine au plus profond du coeur de chaque individu. La pensée de Marivaux, ici, anticipe celle de Rousseau. Ainsi, Marivaux opère une démystification du sentiment amoureux. Le dispositif de mise en abyme, les personnages étant les spectateurs d’autres personnages, permet également de réfléchir sur la théâtralité du monde.
Ainsi, nous voyons que La Dispute de Marivaux est une pièce ambigüe. Si la tonalité générale est légère et comique, les thèmes qui sont abordés (l’inconstance, la manipulation, le narcissisme) sont propices à une réflexion philosophique plus sérieuse et plus grave. Cette ambiguïté, synonyme de subtilité, se fonde en partie sur une esthétique de la suggestion. La puissance de suggestion de l’écriture passe par l’attention extrême portée aux regards, expressions, mouvements qui expriment bien au-delà des mots le langage de l’âme. L’expérimentation qu’observent le Prince et Hermiane peut s’assimiler à une pièce de théâtre dans laquelle certains acteurs (les jeunes gens) ne sont pas conscients de jouer, contrairement à Carise et Mesrou, qui sont aux ordres du Prince. Ainsi, le pacte de vraisemblance de la pièce est mis à distance, démystifié, par cette mise en scène de la théâtralité à l’intérieur même d’une oeuvre de théâtre.