Les libertariens
Quand Edward Snowden a divulgué les secrets de la NSA, les Européens ont découvert une nouvelle philosophie politique en acte, inspirée par les libertariens. Julian Assange et Wikileaks participent de la même vision du monde. Quelle est cette philosophie politique inclassable et peu connue en Europe ?
Une phrase d’André Marrou (candidat libertarien à la présidentielle américaine en 1992) illustre bien l’idéologie libertarienne : « Les sociaux-démocrates se considèrent comme votre maman, les conservateurs comme votre papa, les libertariens vous considèrent comme des adultes ».
Une bonne partie de l’idéologie libertarienne est résumée dans cette phrase. Les libertariens refusent l’Etat-Nounou (l’Etat-Providence), appelée également « Big Mother » (cf. le livre de Michel Schneider). Les libertariens refusent le paternalisme moral. Les libertariens défendent l’autonomie des individus.
Le symbole des libertariens est le Gadsden Flag qui représente un serpent à sonnettes avec cette légende : « Don’t tread on me » (« Ne me marchez pas dessus »). Le serpent à sonnettes est inoffensif mais quand on lui marche dessus sa réplique peut être mortelle. C’est un symbole au fondement des Etats-Unis puisqu’il remonte à la guerre d’indépendance de 1776 (il a été inventé par le colonel Gadsden – d’où son nom – et repris par Benjamin Franklin).
C’est une idéologie que l’on a du mal à classer en Europe. Le Parti Libertarien est créé en 1971 aux Etats-Unis, par des démocrates et des républicains qui refusent la guerre du Vietnam. Certains libertariens ont essayé d’obtenir l’investiture des républicains (c’est le cas de Ron Paul, en 2008 et en 2012). Gary Johnson, ancien gouverneur du Nouveau-Mexique, est le candidat libertarien à la présidentielle américaine en 2012 et en 2016. Entre ces deux dates, il multiplie par quatre son nombre de voix, passant d’un million à plus de quatre millions d’électeurs.
Le Parti Libertarien est contre la réglementation des armes à feu. Il soutient le 2ème amendement. Il rejette l’interventionnisme étatique et souhaite privatiser l’éducation et la santé. Il est plutôt favorable à une immigration libre et à l’isolationnisme. Sur les questions de moeurs, les libertariens sont divisés entre « droite » et « gauche » (on parle alors de « paléo-libertariens » dans le cas des libertariens de « droite » – c’est le cas de Ron Paul) mais globalement les libertariens sont favorables au mariage homosexuel, à la légalisation des drogues douces, à la liberté religieuse (défense du 1er amendement) et sont hostiles à la peine de mort (en vertu du principe de non-agression).
Le Parti Libertarien a été fondé par David Nolan (1943-2010), ancien élève du MIT, passionné par les ouvrages de science-fiction de Robert Heinlein et les essais d’Ayn Rand. On lui doit le célèbre diagramme de Nolan, qui classe les opinions selon deux axes : celui des libertés économiques et celui des libertés individuelles. Les « populistes » ou « étatistes » veulent restreindre les libertés individuelles et économiques. Les sociaux-démocrates veulent restreindre les libertés économiques mais défendre les libertés individuelles. Les conservateurs veulent restreindre les libertés individuelles (sur le plan des moeurs) mais défendre les libertés économiques. Les libertariens veulent défendre à la fois les libertés individuelles et les libertés économiques.
Sur le plan économique ou institutionnel, les libertariens se divisent entre les minarchistes et les anarcho-capitalistes. Les minarchistes sont favorables à un Etat minimal, qui se réduirait aux fonctions régaliennes (l’armée, la police, les prisons, la justice). L’éducation et la santé seraient alors privatisées. Le minarchisme est bien résumé par une phrase de l’économiste français Frédéric Bastiat (1801-1850) : « Il ne faut attendre de l’État que deux choses : liberté, sécurité, et bien voir que l’on ne saurait, au risque de les perdre toutes deux, en demander une troisième ». Les anarcho-capitalistes vont encore plus loin que les minarchistes : ils veulent privatiser l’armée, la police, les prisons et la justice.
Il y a toujours un aspect utopique dans la pensée libertarienne. Robert Nozick publie un livre qui s’intitule Anarchie, Etat et utopie, en 1974. Créé en 2008 par Patri Friedman (le petit-fils de Milton Friedman) et Peter Thiel (le fondateur de PayPal), l’institut Seasteading est un projet de création de villes bâties sur la mer et régies selon les principes libertariens.
Murray Rothbard (1926-1995) est le premier à donner une densité philosophique à l’idéologie libertarienne. La philosophie libertarienne est fondée sur deux piliers selon lui : le droit naturel et le principe de non-agression. On connaît la défense du droit naturel : c’est Antigone qui s’oppose à Créon en se revendiquant de lois non-écrites. Le jusnaturalisme s’oppose donc à la coutume, aux particularismes des sociétés. Il cherche par la raison un droit conforme à une nature humaine universelle. Cette conception s’oppose au positivisme juridique qui considère le droit non pas comme un idéal mais avant tout comme un ensemble de lois.
Le deuxième principe retenu par Rothbard est le principe de non-agression : « Le Credo libertarien repose sur un axiome central : aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété. On peut appeler cela « axiome de non-agression », « agression » étant défini comme prendre l’initiative d’utiliser la violence physique (ou de menacer de l’utiliser) à l’encontre d’une autre personne ou de sa propriété ».
Ayn Rand (1905-1982) est également considérée comme une influence importante pour les libertariens. Ayn Rand, qui appelle sa philosophie « l’objectivisme », développe son concept central (« l’égoïsme rationnel ») à travers ses livres, notamment La Grève (1957).
Ayn Rand, peu connue en Europe, a eu une influence considérable aux Etats-Unis, sur Reagan, Greenspan et tant d’autres.
Le protagoniste du roman La Grève, John Galt, représente « l’homme de l’esprit », l’entrepreneur, le créateur, « l’égoïste rationnel », en guerre contre l’étatisme, contre le New Deal rooseveltien ou le communisme stalinien, contre toute sorte de « subjectivisme moral ». John Galt énonce sa vision de la morale : « Je jure, sur ma vie et sur l’amour que j’ai pour elle, de ne jamais vivre pour les autres ni demander aux autres de vivre pour moi ». On retrouve la critique libertarienne dans le 1984 de George Orwell et sa satire de l’idéologie socialiste de la Fabian Society.