L'Europe d'Habermas
Habermas est devenu le penseur officiel de l’Union européenne. Si vous devez écrire une tribune sur l’Europe dans Le Monde, surtout n’oubliez pas de citer Habermas. Mais si l’on vous demande d’écrire une tribune dans Le Monde sur l’Europe, c’est sans doute parce que vous avez fait Sciences Po. Si vous avez fait Sciences Po, vous n’aurez donc aucun mal à citer Habermas. C’est l’auteur qu’il faut citer à Sciences Po et, au classement des citations les plus fréquentes dans les dissertations, il doit arriver deuxième derrière la phrase de Paul Valéry : « Désormais nous savons que nos civilisations sont mortelles » (adjectif « mortel » à ne pas comprendre dans le sens « c’est trop bien », comme disent les jeunes – ce qui serait la marque d’un suprémacisme culturel rédhibitoire dans un Institut d’Etudes Politiques, mais au sens « qui peuvent périr »).
Habermas, donc. Le grand penseur. Un allemand qui rejette le nazisme. Ca fait du bien après Heidegger. Un allemand qui critique Carl Schmitt, ça aussi ça fait du bien. Habermas est une sorte d’ancien marxiste qui a évolué vers l’économie sociale de marché. Difficile de faire plus conformiste. Habermas est révélateur de la décadence intellectuelle de l’Europe. Pas sur le plan de la technique conceptuelle, certes non. De ce point de vue là, il n’y a aucun doute, Habermas est un brillant philosophe. On ne comprend pas toujours ce qu’il écrit, c’est donc un brillant philosophe. En plus, il écrit en allemand, la langue par essence de la philosophie. Très bien. Mais pour ce qui est du propos, Habermas est bien révélateur de cette dichotomie qu’il existe désormais entre l’Union européenne et l’Europe.
Car pour Habermas, l’Europe n’est pas une identité, une civilisation avec une histoire, des racines (ouh là… vous avez remarqué qu’on entend le mot « race » dans le mot « racine » ? Suspect … A signaler). Non, pour Habermas, l’Europe c’est avant tout des valeurs. Les valeurs boursières ? Non (quoique). Les valeurs démocratiques, bien évidemment. Car l’Union européenne, c’est bien connu, est la quintessence de la démocratie. Les valeurs, ce sont aussi les droits de l’homme etc. Habermas veut nous faire croire que la démocratie est un protocole, une méthode, alors qu’à son insu, il affirme que c’est un contenu, en un mot une idéologie. C’est l’hypocrisie du libéralisme politique, on le sait, ce n’est pas nouveau.
Ainsi, dans le système d’Habermas, on peut très bien être élu démocratiquement sans correspondre aux valeurs démocratiques. Incroyable, non ? Joli tour de passe passe conceptuel. En fait, dans toute son oeuvre, Habermas ne dit pas grand chose, en cela aussi il est révélateur de la scène intellectuelle européenne depuis 30 ans. L’Europe d’Habermas (si on peut oser l’appeler Europe), ce sont ces intellectuels qui critiquent l’islamisme tout en approuvant une immigration massive provenant de milieux musulmans. Car pour eux, l’Europe ce n’est pas une identité, une histoire, non. L’Europe, ce sont des valeurs. C’est ce qu’Habermas appelle le patriotisme constitutionnel.
En fait, Habermas est un allemand qui veut dégermaniser la culture politique allemande. Entre Rousseau et Herder, il choisit Rousseau. Habermas importe en Allemagne l’universalisme républicain. Pour Habermas, l’Allemagne doit rompre avec l’organicisme politique. L’Allemagne doit oublier l’Allemagne, comme les révolutionnaires de 1789 souhaitaient que la France oublie l’âme de la France. C’est ce que Habermas appelle le patriotisme constitutionnel. Le patriotisme ne doit pas être racial, ethnique, ni même religieux, ni même national, le patriotisme doit être juridique et rationnel. Ce que ne comprennent pas Habermas et ses disciples, c’est que ce patriotisme sans affects et sans passions ne fonctionne pas. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne n’est pas aimée des peuples européens. Car elle refuse d’incarner l’Europe, son histoire, sa civilisation.
Or dans le mot démocratie, il y a demos, le peuple. Ce que propose l’Union européenne, c’est une démocratie sans peuple. Une démocratie sans affects et sans passions. Alors bien sûr, Habermas emploie des mots compliqués et techniques mais comme beaucoup d’intellectuels actuels, il oublie l’essentiel : l’instinct de survie de l’Europe. La conception qu’a Habermas du politique empêche l’expression de tout instinct de survie de l’Europe au sein de la mondialisation. La conception qu’a Habermas du politique refuse toute sorte de pouvoir fort et efficace, sauf peut-être celui qui imposerait les valeurs démocratiques aux peuples d’Europe, via la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme). Comme l’écrivait Maurice Bardèche, nous sommes obligés d’être démocrates, « à perpétuité et par décision de justice ». L’Europe d’Habermas critique, au nom des valeurs, les gouvernements actuels de la Pologne et de la Hongrie. Or ces gouvernements sont bien plus fidèles à la civilisation européenne que l’Union dite européenne, qui usurpe ce bel adjectif.
Habermas se défend de faire de la morale mais sa conception du politique est bien morale, celle d’une nouvelle morale : « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle » (Jürgen Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Cerf, Paris, 1986). C’est une morale démocratique, une morale délibérative, une morale dialogique.
C’est ce que l’on a appelé l’éthique de la discussion (diskursethik), qui est liée à un autre de ses concepts : le principe de publicité (öffentlichkeit). Il s’agit pour Habermas de dépasser le moralisme kantien (l’impératif catégorique) afin de créer une morale dialogique qui corresponde aux valeurs démocratiques. L’espace public est le lieu de création de cette morale. Habermas est en cela un post-moderne. On peut voir dans son oeuvre une sorte de relativisme. L’espace public permet la création d’un pouvoir qui se critique lui-même en permanence. Pour Habermas, l’espace public doit créer un « pouvoir d’assiègement permanent ». On peut dès lors se poser des questions sur l’autorité et la force d’un tel pouvoir. Un pouvoir qui se critique en permanence est-il encore un pouvoir ? La conception qu’a Habermas du politique est en cela révélatrice de l’impuissance de l’Europe actuelle.