Maistre, un hégélien de droite ?
Maistre s’inscrit dans une philosophie de l’histoire providentialiste. Pour lui, la Révolution française est voulue par Dieu. Maistre n’est donc pas un réactionnaire mais un conservateur. C’est un anti-moderne (cf. Antoine Compagnon). Maistre n’est pas qu’un simple contre-révolutionnaire.
C’est un anti-moderne qui pense que la Révolution française (satanique selon lui) est une occasion de régénérer, de purifier la France décadente. Cette rupture historique, incompréhensible, peut être l’occasion d’une véritable palingénésie sociale et politique.
Maistre est-il un hégélien de droite ? On peut répondre oui. Comme Hegel, Maistre pense qu’il y a un travail du négatif, lors du deuxième moment de la dialectique historique, à savoir l’antithèse.
Le négatif en l’occurrence pour Maistre, c’est clairement la Révolution française. Le chapitre premier des Considérations sur la France doit être relu avec sérieux et attention. Nous sommes là face à un texte très riche qui présente à la fois la philosophie de l’histoire et la métapolitique maistrienne.
Ce rapport de l’homme à l’Histoire, Maistre le lie dès le début à la question du libre arbitre, à la question du degré de liberté de la créature par rapport au Créateur. C’est la question du libre arbitre ; c’est aussi son corrélat, à savoir la question du mal et son attribut : la possibilité d’une théodicée.
« Librement esclaves », c’est avec cet oxymore que Maistre qualifie les agents de l’Histoire. Si pour Hegel, l’Histoire est le produit d’une ruse de la Raison, pour Maistre, elle est le résultat d’une ruse de Dieu. En effet, une anthologie sur la philosophie de l’histoire maistrienne s’intitulerait « Dieu dans l’histoire » et non « La Raison dans l’histoire ».
Arrêtons nous un instant sur une citation célèbre des Considérations sur la France : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. Je sais même grâce à Montesquieu qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie. S’il existe, c’est bien à mon insu ».
C’est une citation intéressante qui révèle bien l’ambivalence de l’antimodernité de Maistre. Dans cette citation, Maistre fait quelque part un pas vers la conception moderne de l’idée de nation : il parle de « Français », d’Italiens…etc. C’est particulièrement vrai si l’on rappelle qu’à l’époque la nation italienne n’existe pas encore.
Il faut préciser ceci : Maistre ne fait pas ici référence à la nation comme Etat-nation (notion du XIXème siècle issue de la Révolution française justement) mais à la nation comme culture (et même comme langue). C’est là que cette citation devient particulièrement intéressante : Maistre annonce ici Herder dans sa critique de l’universalisme abstrait des Lumières.
A travers ce propos, Maistre critique également une conception hyperboliquement universaliste de la nouvelle République : celle d’Anacharsis Cloots par exemple. Mais cette citation est révélatrice des ambiguïtés de l’antimodernité des contre-révolutionnaires français. N’oublions pas que le royaliste Antoine de Rivarol a également écrit un texte en 1784 qui s’intitulait De l’universalité de la langue française.
Rappelons également qu’au début de sa vie intellectuelle (dans les années 1780) Maistre est un homme des Lumières : c’est un maçon très actif, qui réclame des réformes politiques et s’intéresse aux travaux des physiocrates.
Il y a un trait particulièrement antimoderne chez Maistre : c’est son style. Ce style de vitupération, cette rhétorique du pamphlet qui fera le succès d’un Léon Bloy ou d’un Barbey d’Aurevilly. Voici un exemple de cette hyperbole maintienne : « Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France ». Maistre se fait à la fois prophète et procureur des affres de la Révolution française.
On peut constater aussi la subtilité de la position de Maistre. Quelque part, pour lui, la Révolution était irrésistible. Maistre n’hésite pas à critiquer la décadence du clergé et de l’armée au XVIIIème siècle : « Dans les temps qui précédèrent immédiatement la révolution, le clergé était descendu, à peu près autant que l’armée, de la place qu’il avait occupée dans l’opinion générale ».
Maistre critique les contre-révolutionnaires primaires qui veulent se venger des révolutionnaires. Selon Maistre, la Révolution travaille pour une Restauration d’autant plus éclatante : « Lorsque d’aveugles factieux décrètent l’indivisibilité de la république, ne voyez que la Providence qui décrète celle du royaume ».
Ainsi la philosophie de l’histoire de Maistre est elle fondée sur le paradoxe. Un mal peut apporter un bien : « Si la Providence efface, sans doute c’est pour écrire ». Maistre moque la « déesse Raison » des révolutionnaires.
Pour Maistre, il n’y a aucun sens à parler en général des droits de l’homme ou des droits du peuple. Contre l’universalisme, Maistre défend les bienfaits du particularisme. Ce particularisme ne va pas sans un certain organicisme : « Le genre humain peut être considéré comme un arbre qu’une main invisible taille sans relâche ».
Maistre a une conception théologique de l’histoire. En jouant sur les mots, on pourrait dire que la théologie est la téléologie de l’histoire selon Maistre. Le principe que retient Maistre pour expliquer l’histoire est le suivant : la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables.
Pour dire autrement : l’innocence paie pour le crime. Cela rejoint l’étude maistrienne du sacrifice : Louis XVI est le Christ de la Révolution, son sacrifice est là pour racheter les péchés des révolutionnaires devant Dieu.
Autre trait antimoderne de Maistre, son pessimisme moral sur le cours des événements : « Nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui a dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place ». On peut sans doute déceler dans ce jugement une sorte de crypto-gnosticisme.
A la question « La République française peut-elle durer ? », Maistre répond assurément non puisque l’expérience nous a démontré (avant 1789) qu’une grande république est impossible. Pour éclairer l’avenir, Maistre fait parler les mânes de la Tradition.