Nietzsche ou le matérialisme malheureux
Beaucoup de philosophes vivent le contraire de leur pensée. Nietzsche par exemple, qui se voulait l'apôtre de la Grande Santé, était malade. Il finit même comme un malade mental. Fondamentalement, Nietzsche était un matérialiste et, en cela, tôt ou tard, destiné au malheur. Il faudrait retracer la généalogie du succès de la pensée de Nietzsche.
Il appartient à un groupe de penseurs que certains ont pu appeler les "maîtres du soupçon", dans lequel on peut placer également Marx et Freud. Rapprochement intéressant. Penseurs tous trois matérialistes, et tous trois férocement antichrétiens, pour des raisons différentes.
Tout attrait pour Nietzsche est selon moi lié à l'adolescence. On aime Nietzsche quand on est au lycée, en terminale, quand on découvre la philosophie. À cet âge là on est un peu romantique, le style d'écriture d'un philosophe compte plus que son propos. Un philosophe peut proférer les plus incroyables absurdités, l'adolescent les croira avec ferveur à partir du moment où le style est là. C'est le cas de Nietzsche. C'est un auteur pour la jeunesse. Sa pensée est frappée du sceau de l'immaturité.
Je me souviens de ma rencontre avec Nietzsche. C'était au lycée, en classe de première. J'avais lu un recueil de ses citations. Nietzsche, un philosophe de citations. Il a du style, il faut le reconnaître et son goût de la provocation confine parfois au slogan publicitaire. D'ailleurs "Deviens ce que tu es" (citation très célèbre de Nietzsche) était à un moment le slogan de la marque Lacoste. Bizarrement, on imagine mal une citation de Saint Thomas d'Aquin devenir un slogan publicitaire... "Deviens ce que tu es"... Au delà de la formule, la phrase ne veut pas dire grand chose. Mettre en contradiction l'être et le devenir, voilà la marque d'un sophiste. Mais nous y reviendrons...
"Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort" : voici encore une autre citation de Nietzsche qui sonne comme un mantra primaire de développement personnel. Mais il ne serait pas juste de résumer sa pensée à ces quelques slogans. Il faut revenir aux textes, comprendre la place du penseur allemand dans l'histoire des idées, et évoquer sa postérité idéologique, multiple et paradoxale.
Loin d'être le critique efficace des dérives de la modernité, Nietzsche en est l'exemple le plus caricatural. Tout, dans son œuvre, s'oppose à la Tradition. Son éloge de Dionysos, des pulsions hédonistes, peut ainsi être vu comme le paradigme ultime du consumérisme le plus vulgaire. Ce n'est pas un hasard si son travail a trouvé un écho chez Gilles Deleuze, penseur emblématique de la philosophie post-68.
Le Surhomme nietzschéen est d'essence satanique, car il s'agit de créer un Homme Nouveau. "Vous serez comme des dieux" : voilà le projet nietzschéen ; c'est la parole même de Satan dans la Genèse.
Toute l'œuvre de Nietzsche est placée sous le signe de l'inversion des valeurs. Regardons ce que nous pouvons lire dans son livre au titre révélateur, "L'antéchrist" : "Le christianisme a su distiller le Mal, susciter le Méchant". C'est proprement incroyable. Dans ce propos gratuitement paradoxal (marque habituelle des sophistes et des penseurs de seconde zone), Nietzsche se rebelle contre le christianisme, dans une attitude toute luciférienne. Car oui, dans son hubris (la démesure en grec ancien), dans sa révolte, dans son immoralisme prométhéen (Promethée s'était révolté contre les Dieux), la démarche de Nietzsche ressemble à celle de Satan, l'Ange déchu, l'Ange révolté. "Que chacun invente sa propre vertu", écrit-il : nous sommes face au relativisme moral le plus abject, celui qui peut légitimer tous les crimes.
Joseph de Maistre, le célèbre penseur contre-révolutionnaire, n'a pas connu Nietzsche mais il semble l'annoncer lorsqu'il écrit : "Toute cette philosophie ne fut dans le fait qu'un véritable système d'athéisme pratique : j'ai donné un nom à cette étrange maladie : je l'appelle la théophobie". Quelle incroyable prescience que celle de Maistre ! Il parle évidemment ici de la philosophie "humaniste" de la Révolution française et de toutes ces idioties maçonniques. Mais il semble prévoir l'œuvre de Nietzsche. "Dieu est mort" : l'œuvre de Nietzsche n'avait rien d'original, elle avait déjà été initiée par cette considérable catastrophe politique et spirituelle que fut la Révolution dite "française".
Fidèle à son relativisme immoral, le philosophe allemand fait l'éloge des philosophes sceptiques. Il nie le Bien et le Mal, mais aussi le Vrai et le Faux. Comme tout matérialiste qui se respecte, il abaisse l'humain au rang de simple animal ("Nous ne cherchons plus l'origine de l'homme dans l'esprit, dans la nature divine, nous l'avons replacé au rang des animaux"). En cela, il annonce les dérives de l'anti-spécisme, qui efface toute frontière entre l'homme et l'animal, dans une sorte de panthéisme moral matérialiste que n'aurait pas désavoué le philosophe Spinoza. Ce panthéisme confusionniste a hélas inspiré certains textes récents du Vatican, en mélangeant d'une manière étonnante les créatures, la Création et le Créateur. Il va même jusqu'à nier l'existence même de la conscience qu'il résume, comme un vulgaire transhumaniste, à un flux d'électricité.
Quand on considère sa philosophie, on en vient à s'étonner de la place qu'un tel pseudo-penseur a pris dans le milieu nationaliste. On voit là toute l'influence néfaste d'un Alain de Benoist, de Dominique Venner et de toute la Nouvelle Droite, agglomérat de païens, c'est à dire fondamentalement de matérialistes. Or le grand combat spirituel du XXIÈME siècle verra l'affrontement de ceux qui vénèrent la Matière (la Nature, la Consommation, l'Argent) contre ceux qui contemplent les Idées (le Bien, le Beau, le Vrai). Il n'est donc pas surprenant que ce penseur étranger à l'Europe que fut Nietzsche attaqua les grands contemplateurs des Idées que furent Platon ou Saint Thomas d'Aquin, philosophes qui incarnent la quintessence de la pensée occidentale.