Les monstres de Kafka
"La Métamorphose" a un statut à part dans l'œuvre de Kafka. Écrite en 1912, publiée en 1915, elle est un des rares textes à avoir paru du vivant de l'auteur. La nouvelle est devenue un classique de la littérature mondiale, et ce, très rapidement. C'est qu'elle portait en elle à la fois un titre (qui fait penser à Ovide) et un contenu à l'immense potentiel mythique.
En narrant, d'une manière froide et banale, la transformation soudaine d'un VRP en scarabée, Kafka, peut-être sans le savoir immédiatement, crée un archétype mythologique propre au XXe siècle. La nouvelle est à la fois une réécriture et une réinvention.
Une réécriture, car les transformations en animal parcourent toute la littérature occidentale. Elles sont souvent la marque de malédictions, de châtiments et de sorcellerie. Une réinvention, car dans ce récit moderne, la magie n'intervient pas. On ne trouvera ici nulle Circé ayant jeté un sort sur le pauvre Gregor Samsa (le protagoniste de la nouvelle). Ce style froid, objectiviste, quasi-documentaire, Kafka le tient de Flaubert, auteur qu'il affectionne particulièrement. Style bien restitué par Alexandre Vialatte, premier traducteur de Kafka pour la NRF en 1928.
Dès le début de la nouvelle, l'auteur praguois nous plonge devant la figure du monstre. Gregor est transformé en "monstrueux insecte". Ce début direct, "in medias res" (en plein milieu des choses) nous choque d'autant plus qu'il se situe à l'aurore d'une journée de travail banal.
On a beaucoup glosé pour savoir quel était ce fameux insecte qui était dorénavant la nouvelle identité de Gregor Samsa. On a longtemps pensé qu'il s'agissait d'un cafard mais les experts sont formels : malgré les rares descriptions physiques de l'animal, il s'agirait bel et bien d'un scarabée.
Le symbolisme de cet insecte est équivoque et ambivalent. En Europe, comme tout insecte, il peut être vu comme repoussant, marque d'un manque d'hygiène dans une habitation. Mais en Égypte ancienne, il était une sorte de talisman, un animal porte-bonheur pouvant représenter le Dieu créateur. Kafka, on le voit, ne choisit pas au hasard son "monstre", cet archétype ambigu disant bien la tonalité étrange de la nouvelle.
C'est qu'à travers ce texte, il invente un nouveau genre littéraire, un nouveau registre dirait-on dans le jargon de l'analyse littéraire. "Avec Kafka, le fantastique n'est plus un élément déroutant. Il devient tout naturel. Il est ressenti de l'intérieur. C'est en quoi Kafka, comme Proust, Joyce ou Céline, est une des clefs de la littérature du XXe siècle" : c'est ainsi que Roger Nimier remarque la singularité nouvelle de l'écriture kafkaïenne.
Si l'on en croit les catégories établies par Todorov, "La Métamorphose" relève plus du surnaturel que du fantastique. En effet, ce qui choque dans le récit, c'est la banalisation, l'acceptation d'un fait extraordinaire : la transformation d'un homme en scarabée. Or cette banalisation, clairement acceptée par le narrateur et le lecteur, nous éloigne du pur fantastique, qui requiert toujours une forme d'indécision entre le normal et le pathologique.
"Ce n'était pas un rêve" nous dit le narrateur. Le pacte de lecture est clair : il inscrit cet événement tératologique extraordinaire dans la banalité la plus quotidienne. Gregor est déshumanisé, on ne reconnaît plus sa voix ("c'était une voix d'animal"). Toutes sortes d'interprétations ont été fournies pour ce texte ; aucune, selon nous, ne peut épuiser la force archétypale quasi-mythique de l'imagination de Kafka. On peut certes voir cette transformation monstrueuse comme une satire métaphorique de l'aliénation du travail. Gregor est un VRP qui souhaite démissionner. Il ne vit que pour le regard de ses parents. Il est coincé dans un travail qui ne l'intéresse pas. Une inversion se met alors en place : ce n'est pas Gregor qui est monstrueux mais plutôt sa famille, la société, le monde extérieur. Gregor devient insensible ("Est-ce que je serais moins sensible maintenant ?"). Il devient petit à petit extérieur à ce monde qui le rejette. On constate alors une défaite du langage : Gregor ne peut plus se faire comprendre de sa famille. S'ensuit alors une véritable claustration, voire forclusion aurait dit Lacan. C'est l'occasion pour Gregor de ruminer plusieurs thèmes qui le rongent de culpabilité : sa paresse légendaire, son amour inconsidéré du sommeil (thème très présent dans le "Journal" de Kafka).
Cette insensibilité intérieure se confond peu à peu avec une insensibilité extérieure ; le décor extérieur disparaît, l'environnement devient abstrait (comme dans "Le Château") : "sa fenêtre donnait sur une zone déserte dans laquelle le ciel gris et la terre grise se mêlaient sans qu'on pût les distinguer". Le monstre est déshumanisé tandis que le monde est déréalisé. Gregor Samsa est dépossédé, il devient le spectateur extérieur de la vie domestique de sa famille.
Kafka nous donne à voir une figure très innovante du monstre. Étymologiquement, le monstre est celui que l'on montre, le phénomène de foire. Ici le monstre est caché, occulté. Sa chambre devient une sorte de tombeau. Sa famille en a honte. La chambre de Gregor devient un dépotoir où la famille entrepose ce dont elle veut se débarrasser : des restes alimentaires, des déchets... et Gregor.
Dès lors, le monstre est de plus en plus dépossédé. Écart cruel entre la voix intérieure de Gregor, qui n'a jamais été aussi humaine, et son incapacité à communiquer avec l'extérieur (la rue, la société, le magasin, l'activité professionnelle) et les autres (sa famille, le gérant, les trois locataires qu'accueillent désormais ses parents pour boucler les fins de mois) : "comme ces locataires se rassasient, alors que moi, je dépéris".
L'insecte devient de plus en plus sale, son hygiène se dégrade. Les gens dits "normaux" sont les vrais monstres : ils sont insensibles à la beauté du morceau de musique joué au violon par la sœur de Gregor (Grete). "Était-il un animal, alors que la musique le bouleversait tant ? Il avait l'impression que s'ouvrait devant lui un chemin vers la nourriture inconnue à laquelle il aspirait ". On voit alors la figure étonnante d'un monstre qui refuse de s'alimenter et qui souhaite s'abreuver d'art, de ce sentiment esthétique qui lui a manqué certainement toute sa vie.
Dans ce monde déshumanisé, ce sont les insectes qui sont sensibles à l'art, tandis que les honnêtes salariés du tertiaire le rejettent profondément.
La langue des trois locataires est en cela révélatrice. Ils s'expriment comme un contrat d'assurances (profession d'origine de Kafka). Dans ce monde, rien n'est gratuit, rien n'est inutile, le langage se réduit au droit des obligations.
Alors sa sœur Grete prononce les paroles qui signent le tournant tragique du destin de Gregor : "Devant ce monstre, je n'ai pas l'intention de prononcer le nom de mon frère, c'est pourquoi je dirai simplement ceci : nous devons essayer de nous en débarrasser".
Le soi-disant "monstre" est un révélateur de la monstruosité des autres, du manque d'empathie, de miséricorde, de charité. Le lecteur est le témoin d'une inversion accusatoire cruelle : l'insecte est accusé de "persécuter" sa famille.
La satire a pour cibles toutes les classes sociales. La domesticité n'échappe pas au regard perçant et aiguisé de Kafka : "Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter pour savoir comment vous débarrasser du machin d'à côté. C'est déjà réglé !", déclare la servante dans un grand éclat de rire, après qu'elle a nettoyé la chambre où gisait le cadavre de Gregor.
Les deux éléments aristotéliciens de la tragédie sont réunis ici : à la fois la terreur (l'aspect de Gregor est repoussant) et la pitié (comment ne pas être ému par ce sort réellement pathétique, au sens propre du terme).
Singulière figure de monstre que celle de Gregor Samsa... Réactivant un fond mythologique et archétypal ancien, le redynamisant avec une satire moderne et humoristique de l'aliénation économique... Tout en n'épuisant pas les différentes tentatives d'interprétation allégorique...
Présentant surtout un remarquable paradoxe : un monstre qui ne se montre pas, qui se cache. Une figure qu'on ne peut représenter ou se représenter. L'inconnu, l'équivoque accèdent alors à l'acmé de la monstruosité. C'est le sens profond d'une lettre que Kafka rédige à son éditeur en 1915 : "L'insecte lui-même ne peut pas être dessiné. Mais il ne peut même pas être montré de loin ".