L'Exil, roman (34)
La première fois, Ovide pense à une illusion.
Il est seul dans sa masure de Tomis, une torche fume à ses côtés, la mer gronde dehors comme un fauve affamé. Devant lui, posée sur la table de bois rugueux, une tablette de cire qu’il ne reconnaît pas.
Il s’approche. La cire est lisse, vierge, attendant la morsure du stylet. Pourtant, alors qu’il tend la main, un frisson le parcourt.
Puis, il voit.
Lentement, les mots apparaissent.
Pas écrits par une main. Pas gravés par un stylet. Ils surgissent de la matière elle-même, s’incisent dans la cire comme des os remontant à la surface d’une terre trop longtemps enfouie.
"Rome ne t’a pas banni. Tu t’es banni toi-même."
Il recule, vacille. L’inscription brille à la lumière tremblante de la torche, indifférente à son effroi.
Il aurait voulu fuir, jeter la tablette dans le feu. Mais il est poète, et les mots, même maudits, sont sa seule patrie.
Alors il lit.
Chaque nuit, les phrases reviennent. Toujours au crépuscule, toujours dans le même silence oppressant. Elles ne se contentent plus de murmurer l’évidence cruelle de son exil. Elles racontent sa vie, son passé, des détails qu’il croyait à jamais oubliés.
"Sous le figuier du Palatin, tu as aimé une femme dont tu as oublié le nom."
"Le jour de ton bannissement, tes mains n’ont pas tremblé. Mais ton âme, elle, s’est fendue en deux."
"Quand tu étais enfant, tu as enterré un moineau dans le jardin de ton père. Tu as pleuré trois jours, convaincu que les dieux l’avaient puni à ta place."
Ovide tremble. Qui écrit ces mots ? Qui fouille dans sa mémoire avec tant d’insolence ?
Une nuit, il tente de les devancer. Il prend un stylet, grave ses propres vers dans la cire. Une réponse. Un défi.
"Qui es-tu ?"
Il attend.
L’obscurité s’étire, s’épaissit. Puis, sous ses yeux, la cire s’agite. Une réponse s’inscrit, lente, implacable.
"Celui qui t’écrit. Celui que tu écris."
Les jours passent. Ovide ne mange presque plus, ne parle plus aux barbares qui l’entourent. La tablette est tout ce qui existe.
Les mots deviennent plus étranges. Ils ne racontent plus son passé, mais son présent, son futur. Avant même qu’il ne les vive.
"Ce matin, tu renverseras ta coupe. Un oiseau la boira et tombera raide mort."
Il sursaute. Lève les yeux. Sa main tremble. La coupe de vin glisse sur la table, se renverse.
Quelques instants plus tard, un merle curieux s’approche, picore une goutte. Il frissonne. Se fige. S’effondre.
Ovide hurle.
L’effacement
Une nuit, les mots changent encore. Ils ne parlent plus de lui. Ils parlent de quelqu’un d’autre.
Un homme exilé, un homme seul, un homme qui écrit dans une hutte battue par les vents. Son nom n’est pas mentionné. Mais tout le désigne.
Il comprend.
Les mots le précèdent. Les mots le dictent. Chaque phrase écrite sur la tablette s’incarne dans le réel.
Alors il décide de ne plus lire.
Il ferme les yeux.
Respire.
Oublie.
Mais l’oubli ne vient pas.
Une dernière nuit, il cède. Ouvre les paupières. Fixe la tablette une dernière fois.
Il n’y a plus de mots.
Seulement une surface lisse. Vide. Une cire vierge, comme si rien n’avait jamais été écrit.
Mais dans le miroir d’un vase, Ovide se regarde.
Et il comprend ce qui manque.
Son reflet.
Effacé.
Comme un poème dont on aurait oublié l’auteur.