L'Exil, roman (56)
Un matin, dans la Rome des poètes, un homme franchit les portes d’ivoire.
Il est vêtu de rien. Pas de toge ornée, pas de couronne de laurier. Ses sandales sont couvertes de boue, son visage buriné par le vent. Il marche droit, sans grâce ni hésitation.
Ce n’est pas un poète.
Il ne déclame pas, ne chante pas, ne cherche pas la beauté dans ses gestes. Lorsqu’on lui demande son nom, il répond d’une voix dure :
« Je suis Celui-qui-ne-dit-rien. »
Dans la Rome des poètes, chaque chose a son équivalent en vers. Les disputes sont des dialogues en hexamètres, les jugements des paraboles ciselées, et même les artisans sculptent leurs œuvres comme des métaphores du divin.
Mais Celui-qui-ne-dit-rien ne comprend rien à cela. On lui tend une coupe ornée d’une inscription élégiaque : il la boit sans lire. On lui parle en allégories : il répond par un regard vide.
À la tribune du Sénat, il est invité à prendre la parole. Il se lève, observe l’assemblée des poètes, et après un long silence, il dit simplement :
« Il va pleuvoir. »
Un frisson parcourt l’auditoire. Personne, dans cette cité, n’a jamais dit une phrase aussi brutale, aussi dépourvue de rythme et de symbolisme. La pluie est un présage, un motif, un écho aux larmes de Jupiter – pas un simple phénomène !
Mais dehors, le ciel s’assombrit. La pluie tombe.
Et pour la première fois, les mots n’ont pas eu d’emprise sur le monde.
Peu à peu, Celui-qui-ne-dit-rien se met à dissoudre Rome par sa seule présence. Il passe devant une fresque racontant l’origine des astres et, d’un geste, efface les constellations d’un coup de paume. Il brise une amphore où était gravé un mythe et n’y trouve que du vide.
Ovide l’observe et comprend.
Cet homme incarne le réel brut, sans art, sans fioritures. Un monde sans poésie. Il est la vérité nue qui ronge les symboles, le sable qui s’infiltre entre les marbres gravés.
Et il avance.
Rome commence à pâlir. Les statues perdent leurs expressions, les chants se réduisent à de simples bruits, les métaphores deviennent poussière. L’horizon lui-même tremble, comme si l’univers n’était qu’un manuscrit que l’on efface peu à peu.
Ovide sait que s’il laisse cet homme poursuivre sa marche, tout disparaîtra. Il tente alors un dernier acte : nommer Celui-qui-ne-dit-rien.
« Toi qui marches sans mots, tu es une énigme, une image. Tu es l’ombre du Verbe, l’oubli des Muses. »
Mais l’homme ne réagit pas.
« Tu es l’exil des mythes, la cendre des contes. Tu es le silence de l’Histoire. »
Celui-qui-ne-dit-rien fronce les sourcils. Quelque chose vacille en lui.
Ovide comprend alors son erreur. Il est en train de faire de lui un symbole.
Alors, dans un murmure, il fait ce qu’il n’a jamais fait : il se tait.
Et dans ce silence absolu, Celui-qui-ne-dit-rien s’arrête. Il regarde autour de lui, lentement, comme s’il réalisait qu’il était devenu une idée, un mythe parmi d’autres.
Puis il s’efface, absorbé par la cité qu’il voulait détruire.
Rome survit, mais quelque chose a changé. Dans les rues, certains osent maintenant parler simplement. Dire « il va pleuvoir » sans craindre d’être jugés.
Et parfois, tard dans la nuit, Ovide se demande : le danger est-il vraiment passé, ou bien Celui-qui-ne-dit-rien attend-il, quelque part, que l’on oublie comment le nommer ?