Jorge Amado et le réalisme magique



Jorge Amado (1912-2001) est l’un des auteurs les plus emblématiques de la littérature brésilienne du XXe siècle. Connu pour ses portraits colorés de Bahia, pour sa défense des marginalisés et pour sa langue savoureuse, il s’inscrit dans le vaste courant du réalisme magique, ce mode narratif où le surnaturel est intégré naturellement à la réalité quotidienne. À la différence du réalisme européen, la fiction amadoïenne accueille le merveilleux non comme une rupture, mais comme une composante ordinaire de la vie, souvent liée à l’héritage afro-brésilien, aux croyances populaires et aux forces invisibles qui traversent le monde.


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Un monde où le surnaturel est familier

Chez Jorge Amado, le surnaturel ne vient pas troubler l’ordre des choses : il fait corps avec le quotidien. Dans Dona Flor e seus dois maridos (1966), le personnage de Vadinho, mari volage et défunt de Dona Flor, revient sous forme de fantôme pour continuer à partager le lit de son épouse – en cohabitation avec son second mari, le respectable Teodoro.

> « Vadinho s'était réincarné dans le seul but de l'aimer, de la posséder, de se glisser nu à côté d’elle, dans les draps tièdes. » (Dona Flor e seus dois maridos, trad. française)



Ce surnaturel charnel et joyeux ne fait pas scandale dans le récit : les personnages l’acceptent comme une dimension de la réalité. L’"esprit" de Vadinho symbolise aussi l’irréductible vitalité populaire contre les normes bourgeoises.


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Candomblé, syncrétisme et divinités

L’une des sources majeures du réalisme magique chez Amado est la spiritualité afro-brésilienne, en particulier le candomblé. Dans Les Pâtres de la nuit (Os Pastores da Noite, 1964), on croise Exu, Iansã, Oxóssi – orixás (divinités) qui interviennent dans le monde humain. Ces présences divines ne relèvent pas de la fable, mais du tissu vivant de Bahia :

> « Et dans les ruelles du Pelourinho, les orixás veillaient, masqués, invisibles, mêlés à la foule. »



Ici, le religieux devient poétique, le mythologique s’incarne dans les gestes du quotidien. Loin d’être folklorique, le candomblé est une matrice narrative : les personnages vivent dans un monde habité, spirituellement perméable, où le destin se mêle à l’invisible.


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Le merveilleux social : l’enracinement dans le peuple

Le réalisme magique d’Amado n’est jamais abstrait : il est ancré dans les conditions sociales, les luttes de classe et les contradictions du Brésil. Dans Tieta do Agreste (1977), par exemple, l’héroïne exilée revient au village auréolée d’un charisme presque mythique. Prostituée devenue bienfaitrice, elle est traitée comme une figure surnaturelle :

> « Tieta était revenue avec les vents du sertão, avec les parfums du monde, et la lune la suivait comme une ombre. »



Cette transfiguration par le regard du peuple est un procédé fréquent : le regard magique naît d’un imaginaire collectif, non de l’auteur. La réalité devient magique parce qu’elle est perçue comme telle par les personnages eux-mêmes, issus du peuple, des croyances et de la terre.


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Un humour sacré, une sensualité enchantée

Jorge Amado fait du corps, du désir et de la fête des lieux d’irruption du merveilleux. Dans Gabriela, girofle et cannelle (Gabriela, cravo e canela, 1958), la sensualité de Gabriela est décrite dans une langue poétique qui efface la frontière entre nature, magie et érotisme :

> « Gabriela sentait la cannelle, et les hommes rêvaient d’elle comme on rêve d’un miracle du ciel ou d’un fruit défendu. »



Ici, le réalisme magique passe par l’incarnation sensuelle du mystère, où le corps devient le vecteur du fantastique, du sacré, de la liberté.


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Une magie du peuple, contre le pouvoir

Enfin, le réalisme magique d’Amado a une fonction critique. Il s’oppose aux dominations, ridiculise les notables, célèbre les marginaux. Le surnaturel devient alors une arme contre la rationalité oppressive. Dans Teresa Batista fatiguée de guerre (1972), la protagoniste survit à la violence, au patriarcat, à la prison, comme si une force invisible la protégeait. Son destin est celui d’une martyre populaire portée par une puissance mythique :

> « Teresa n’était pas née pour mourir. On la voyait, battue, traînée, mais debout, invincible. Le peuple murmurait : une main l’accompagnait. »




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Conclusion

Le réalisme magique de Jorge Amado est profondément brésilien, profondément populaire, et profondément subversif. Il puise à la fois dans le candomblé, les traditions orales, les luttes sociales et l’imaginaire du désir. Il ne s’agit pas pour Amado d’ajouter du surnaturel à la réalité, mais de révéler la magie propre au réel tel qu’il est vécu par les peuples colonisés, mélangés, mystiques. Chez lui, le merveilleux ne contredit pas le réel : il le révèle, le rend plus dense, plus vrai.





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