La neige de Canossa
Chapitre I – Le Défi du Lion
Les cloches de la citadelle de Roqueblanche sonnèrent une aube grise et muette. Le roi Aldéric de Nòr, drapé dans sa cape noire semée de brocart d'argent, contemplait la vallée figée par l’hiver. À ses pieds, des cavaliers en armes attendaient l’ordre. Le regard du roi, fixe, cherchait l’Orient — là où s’élevait, au-delà des cols, la forteresse sacrée d’Albaterra, demeure de l’Archevêque.
Depuis des lunes, le trône et l’autel étaient en guerre.
Aldéric, fils de guerre et de feu, avait nommé lui-même les abbés et les évêques de son royaume, estimant que Dieu ne pouvait régner sans la main du roi. L’Archevêque Norbéran, vieil homme maigre et lumineux, l’avait excommunié en retour, l’arrachant au sein de l’Église, comme un membre gangrené. Le peuple tremblait, les seigneurs murmuraient. Même les chiens s’écartaient de lui dans les rues.
Mais le roi, orgueilleux et blessé, n’avait pas plié.
— Qu’il me maudisse, avait-il crié dans la salle du trône. Que le ciel m’engloutisse, s’il en est capable ! Je suis le glaive, je suis l’ordre. Qui, sinon moi, tiendra la bride du monde ?
Il avait alors envoyé ses messagers, des chevaliers en or, porter une lettre d’insulte à Albaterra. Norbéran n’avait pas répondu. Mais les neiges étaient tombées. Et dans le silence glacé du royaume, la voix du peuple avait changé : les prières n’étaient plus dites pour le roi. Les messes étaient dites contre lui.
Et le roi, dans sa solitude, sentit le poids d’une absence : celle de Dieu.
---
Chapitre II – Le Chemin du Sel
Aldéric quitta Roqueblanche à l’insu de ses barons, vêtu non de pourpre mais d’une tunique de bure, les pieds nus dans la neige. Trois jours, trois nuits, il marcha à travers les cols gelés, les ronces, les loups et le vent.
Il cheminait seul, sans armes, sans escorte, porteur d’un seul bâton, d’un seul espoir : qu’Albaterra veuille encore l’entendre.
Les gens des hameaux, à sa vue, restaient figés. Certains pleuraient. D’autres lui lançaient du pain ou des couvertures. Il ne disait rien. Il avançait.
À la tombée du troisième soir, il vit enfin, dressée sur un piton de pierre blanche, la forteresse d’Albaterra. Ses murs luisants semblaient faits de cristal et d’os, comme si le ciel lui-même s’était pétrifié là.
On ne lui ouvrit pas les portes.
On le laissa, debout, devant les grilles de fer, sous la neige, tandis que des voix chantaient des psaumes derrière les vitraux. Le roi, celui qui commandait jadis à dix mille hommes, s’agenouilla dans la neige.
Et là, dans le silence des hauteurs, il attendit.
Trois jours.
Trois nuits.
Les doigts engourdis, les lèvres fendues, les larmes gelées sur les joues. Il pria. Il murmura les prières de l’enfance. Il récita les psaumes qu’il avait oubliés. Il demanda pardon — à Dieu, à Norbéran, à lui-même.
---
Chapitre III – Le Verbe et le Vent
Au matin du quatrième jour, les portes d’Albaterra s’ouvrirent enfin. Lentement. Sans un mot.
L’Archevêque Norbéran descendit seul. Il portait une robe de lin blanc, une croix de bois au cou. Il s’approcha du roi agenouillé, et son regard était fait de feu et d’eau.
— Pourquoi viens-tu, Aldéric de Nòr ? demanda-t-il.
— Pour que Dieu me regarde de nouveau, murmura le roi.
— Tu as défié l’Église. Tu as imposé tes mains là où seul l’Esprit peut toucher. Tu as cru que la couronne était lumière. Elle n’est que métal.
Le roi baissa la tête.
— J’ai voulu régner sur les âmes comme sur les champs. Je me suis cru pasteur, et je n’étais qu’un berger perdu.
Le silence s’étira.
Norbéran s’agenouilla alors devant lui, plaça sa main sur sa tête, et dit :
— La neige t’a lavé. Le vent t’a brisé. Tu es venu à Canossa. Que Dieu entende ton pas.
Et les cloches d’Albaterra sonnèrent, non comme un châtiment, mais comme une délivrance. Le roi fut relevé. L’excommunication fut levée. Le royaume fut sauvé.
Mais Aldéric, désormais, ne redevint jamais tout à fait roi. Il gouverna dans l’humilité, priant plus qu’il ne parlait. Et sur son tombeau, on grava simplement :
« Il marcha jusqu’à Dieu. »