Le sébastianisme et la littérature
Le sebastianisme est sans doute l’un des mythes les plus puissants de l’imaginaire portugais. Né de la disparition du roi Sébastien Ier à la bataille d’Alcácer-Quibir en 1578, ce courant messianique repose sur l’attente du retour du jeune roi, censé venir restaurer la grandeur du Portugal. Le phénomène, à la fois politique, mystique et littéraire, a traversé les siècles, inspirant poètes, romanciers et essayistes, de Luís de Camões à Fernando Pessoa. Dans la littérature portugaise, le sebastianisme est bien plus qu’une simple nostalgie : il est une figure de l’identité nationale, du destin inaccompli et de l’espoir eschatologique.
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1. Origines poétiques : Camões et la grandeur perdue
Bien que Os Lusíadas (1572) de Luís de Camões précède la mort de Sébastien, l’œuvre peut être lue comme un fondement mythologique du sebastianisme. Camões y chante l’épopée des découvertes, tout en annonçant déjà la fin d’un âge d’or :
> « Oh grand peuple valeureux, es-tu donc condamné à t’éteindre avant que ton destin ne s’accomplisse ? »
Le silence qui suivra la mort du roi à Alcácer-Quibir, la perte de l’indépendance au profit de l’Espagne (1580), et la nostalgie de cette grandeur passée nourriront chez les poètes ultérieurs une vision messianique du retour salvateur de Sébastien.
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2. L’époque baroque et l’attente religieuse
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le sebastianisme devient surtout religieux et populaire. Des écrits anonymes circulent, tels que les Trovas do Bandarra, attribuées au cordonnier-prophète Gonçalo Anes Bandarra (1500-1556). Ces strophes prophétiques, interprétées comme annonçant le retour de Sébastien, deviennent des textes fondateurs du mythe :
> « Surgira d’entre les morts le Roi caché,
Pour relever l’empire que le monde attend. »
Les Sibylles, prophéties allégoriques ou apocalyptiques, abondent à cette époque, liant le sebastianisme à la figure du "Cinquième Empire" (Quinto Império), une domination spirituelle et universelle à venir.
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3. Le romantisme portugais et la résurgence patriotique
Au XIXe siècle, avec le romantisme et le libéralisme, le sebastianisme renaît sous une forme patriotique et poétique. Almeida Garrett, dans Frei Luís de Sousa (1844), met en scène un Portugal hanté par la disparition de son roi, devenu spectre tragique. Le personnage de D. João de Portugal, supposé mort à Alcácer, revient incognito, rappelant la figure du roi caché.
Alexandre Herculano, plus critique, explore les dangers politiques du mythe dans Eurico, o Presbítero, mais il ne nie pas son poids dans l’âme portugaise.
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4. Pessoa et le sebastianisme moderniste
Le XXe siècle voit une refondation intellectuelle du sebastianisme dans l’œuvre de Fernando Pessoa, notamment sous le masque de Mensagem (1934). Ce recueil de poèmes ésotériques reprend l’idée du Cinquième Empire, un empire de l’âme et de l’esprit que le Portugal est destiné à incarner.
Pessoa évoque le retour du roi caché sous la figure symbolique du "Encoberto" (le Voilé) :
> « O rei dorme nas ilhas encantadas.
Volverá quando o tempo estiver maduro. »
("Le roi dort sur des îles enchantées. Il reviendra quand le temps sera mûr.")
Pour Pessoa, ce retour n’est pas littéral, mais mystique : le roi Sébastien devient le symbole de l’Idée, de la quête inassouvie, de l’essence même de la nation portugaise.
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5. Le sebastianisme dans la littérature contemporaine
Des auteurs contemporains, comme António Vieira (déjà au XVIIe siècle, mais redécouvert plus tard), ou Agustina Bessa-Luís, ont réinvesti le mythe dans une perspective critique ou symbolique. Le sebastianisme devient métaphore du vide politique, du retard historique, ou de l'identité portugaise fracturée.
Dans O Príncipe com Orelhas de Burro (1979), Bessa-Luís revisite le mythe avec ironie, montrant comment l’attente du sauveur peut servir d’alibi à l’inaction.
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Conclusion
Le sebastianisme, en tant que mythe, a nourri l’une des lignes souterraines les plus fécondes de la littérature portugaise. Tantôt exalté, tantôt critiqué, il oscille entre foi, espérance et mélancolie. À travers lui, c’est toute la question de l’identité nationale, du temps historique et de la mission spirituelle du Portugal qui se trouve posée. Plus qu’un simple mythe, le sebastianisme est une forme de rêve collectif, un inconscient national tissé de poésie, de religion et d’histoire.