Pourquoi il faut lire Clark Ashton Smith
Il est des contrées imaginaires qui hantent la littérature avec plus d’insistance que bien des lieux réels. Averoigne, ce fragment de France médiévale et ensorcelée, inventé par Clark Ashton Smith, est de celles-là. À la croisée des mythes anciens, des superstitions rurales et des sortilèges nocturnes, cette province fictive incarne peut-être mieux que toute autre l’essence de l’horreur gothique teintée de décadence poétique. Cycle à part dans l’œuvre de Smith, Averoigne demeure une enclave sombre et somptueuse dans le paysage de la weird fiction.
Un Moyen Âge de brumes et de sortilèges
Averoigne, c’est la France comme rêvée par un poète américain du début du XXe siècle, nourri de contes anciens, de latin scolastique, de légendes païennes et de pulps baroques. C’est une terre de forêts hantées, de châteaux lépreux, de cités fanées, de sorcières impudiques et de démons cambrés. Chaque nouvelle du cycle — La Bête de Averoigne, Le Colosse de Ylourgne, Les Encens de Bitoth, La Chose dans la crypte, pour n’en nommer que quelques-unes — nous transporte dans une atmosphère feutrée de ténèbres, de velours noir, de chandelles vacillantes.
Là où Lovecraft explore des cosmogonies de l’effroi, Smith enlumine ses récits de pourpre et d’or fané. Sa prose, exubérante, volontairement précieuse, se veut incantatoire. Elle invoque les puissances anciennes, mais aussi une certaine volupté du macabre. Averoigne est un royaume de la tentation, du péché et de la damnation. L'Église y lutte, mollement, contre les forces du paganisme persistant, contre les appétits charnels qui s’éveillent à la faveur des sabbats et des malédictions.
Un classicisme envoûté
Le génie du cycle tient aussi à son ancrage dans un passé réinventé. Smith se sert de l’illusion d’une France médiévale — aux noms chantants et au folklore stylisé — pour bâtir une fresque gothique d’un raffinement rare. Les érudits de Vyones croisent des alchimistes déments, des comtes vampiriques, des statues animées par des esprits impurs. Et pourtant, au milieu des monstres et des maléfices, une humanité trouble subsiste : amants déchus, prêtres hésitants, ermites fascinés par l’interdit.
Cette humanité tragique confère aux nouvelles d’Averoigne une saveur à la fois mythique et mélancolique. Smith, poète avant d’être conteur, sculpte ses récits comme des bijoux funèbres. La peur y est souvent sublimée, transformée en une expérience esthétique. Le lecteur s’y abandonne comme on entre dans une cathédrale désertée, où l’écho des chants grégoriens se mêle au souffle du vent dans les vitraux brisés.
Une œuvre entre deux mondes
Le cycle d’Averoigne occupe une place singulière dans l’imaginaire fantastique. Il n’appartient ni tout à fait à l’horreur pure, ni à la fantasy héroïque. Il flotte entre les genres, à l’image de ses spectres. Si Lovecraft lui-même admirait Smith, c’est que ce dernier offrait une autre voie : une horreur plus sensuelle, plus européenne, plus esthétique. Une horreur qui séduit avant de terrifier, qui caresse avant de mordre.
Aujourd’hui encore, Averoigne demeure un écrin précieux pour les amateurs de littérature sombre. On y entre comme dans un rêve ancien — un rêve hanté, somptueusement vêtu, chargé de parfums lourds et de présages funestes. C’est là que réside sa force : dans sa capacité à faire naître, au creux de notre mémoire collective, un passé qui n’a jamais existé mais que l’on croit pourtant reconnaître.
En cela, le cycle d’Averoigne est une œuvre majeure, un chant d’ombres et de merveilles qui n’a rien perdu de son pouvoir d’envoûtement. Qu’on le lise à la lueur d’une lampe, par une nuit d’orage ou dans le silence d’un crépuscule automnal, il continue de murmurer à l’âme les secrets d’un monde oublié — et pourtant si proche.