René Girard et la Pentecôte



1. Babel : unité mimétique, absence de différenciation

Pour Girard, le fondement des sociétés humaines repose sur la régulation du désir mimétique : les hommes désirent ce que désirent les autres, ce qui mène inévitablement au conflit généralisé, à moins qu’une société ne canalise cette violence par des mécanismes d’exclusion ou de différenciation rituelle (le bouc émissaire, les tabous, les structures hiérarchiques…).

Or, dans le récit de Babel, tout est homogène : une seule langue, un seul peuple, un seul projet. C’est précisément cette absence de différenciation que Girard identifie comme le seuil du danger mimétique absolu. Quand tous désirent la même chose (ici : « se faire un nom », atteindre le ciel, construire une œuvre unique), la rivalité s’intensifie. L’unité devient instable, explosive. Ce qui semble être un projet d’harmonie est en réalité un terrain propice à la violence mimétique.

Ainsi, la Tour de Babel peut être lue comme une critique anticipée d’un cosmopolitisme unificateur, où l’effacement des différences engendre un mimétisme de masse. Le cosmopolitisme moderne, en prétendant unifier l’humanité sous une culture globale, une langue mondiale, un marché commun, supprime les médiations culturelles qui permettaient de désamorcer le conflit. Il crée un monde sans extériorité, où le désir devient circulaire, tourné sur lui-même, voué à la saturation.


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2. La confusion des langues : réintroduction salutaire de la différence

La réponse de Dieu — la dispersion, la pluralité des langues — n’est pas une malédiction, mais un acte prophylactique, une réintroduction de la différence structurante. Pour Girard, la culture naît précisément de la différenciation : des mythes, des rites, des interdits. La pluralité des langues, des traditions, des nations, est ce qui évite le déferlement de la violence mimétique.

En brouillant la langue unique, Dieu empêche le déchaînement d’un désir collectif qui aurait fatalement mené à la crise sacrificielle. Le monde devient polyphonique, chaque peuple retrouvant une distance nécessaire, un rythme propre, une altérité. C’est une manière de sauver l’humanité d’elle-même, en instaurant un équilibre des différences.


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3. La Pentecôte : communion sans fusion, désir pacifié

Mais le projet divin n’est pas la séparation éternelle. Il est la communion véritable, qui se réalise non pas par le bas (par la technique, le pouvoir, l’imitation collective), mais par le don de l’Esprit. La Pentecôte, chez Girard, est un anti-Babel : chacun entend les Apôtres dans sa propre langue, ce qui signifie que l’unité chrétienne ne passe pas par l’uniformisation, mais par la reconnaissance et l’inclusion de la différence.

À la Pentecôte, le désir mimétique est purifié : il n’est plus fondé sur la rivalité, mais orienté vers un modèle qui ne rivalise pas — le Christ. Il s’agit d’un désir pacifié, qui unit sans confondre, qui rassemble sans homogénéiser.

Dans une lecture girardienne, le cosmopolitisme est une Babel moderne : un rêve d’unité fondé sur l’effacement des médiations, des limites, des différences. Ce rêve conduit à la crise, à la saturation du désir, à la violence. À l’inverse, la vision chrétienne de l’universalité est pentecostale : elle reconnaît la pluralité, elle accueille l’autre dans sa langue, dans sa culture, mais sous un souffle commun qui vient d’en haut.


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4. Conclusion : l’unité sans le sacrifice

Ce que Girard nous aide à comprendre, c’est que l’unité humaine ne peut être fondée sur un mécanisme sacrificiel caché (comme dans Babel, où l’unité présuppose la suppression des différences), mais sur la révélation du mécanisme victimaire par le Christ, et sur la sortie de la logique de la rivalité.

Le cosmopolitisme moderne, en effaçant les frontières, les enracinements, les particularités, réintroduit paradoxalement le conflit qu’il prétend abolir, car il ignore la dynamique mimétique et le besoin d’altérité réelle. La Bible, de Babel à la Pentecôte, nous montre au contraire le chemin d’une unité fondée non sur la fusion, mais sur la réconciliation — et cette réconciliation n’est possible que par un désir orienté vers la transcendance.




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